MERCENAIRES S.A.
 

(extraits)
Philippe Chapleau, François Missier
Desclée de Brower

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Démobiliser qu'ils disaient
Le mercenaire en réserve
L'explosion de la demande
Les entrepreneurs de guerre
Face aux condottieres, la démission des États
ONU : une convention inopérante
Les mercenaires au Pentagone
Un " kriegspiel " franco-congolais
L'illusion contre l'utopie

Depuis le début de la décennie, on assiste à une recrudescence des opérations mercenaires sur tous les continents. Elle résulte en partie de l’accroissement de la main-d’œuvre disponible, consécutif à la fin de la guerre froide et de l’apartheid, provenant du dégraissage massif des armées en Occident, dans les Etats qui ont appartenu au Pacte de Varsovie et en Afrique du Sud. Parallèlement le dépérissement de nombre d’Etats, surtout en Afrique mais aussi sous d’autres latitudes, a suscité une explosion de la demande provenant de dirigeants aux abois mais aussi d’autres commanditaires, désireux d’opérer à tout prix dans ces zones de haute insécurité : entreprises, organisations internationales ou humanitaires.

Dans cet univers en mutation, les soldats de fortune d’aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir avec les " affreux " des années 60, proscrits et hors-la-loi. Ils ont donné naissance à de véritables empires de la guerre privée, qui concluent des contrats en bonne et due forme avec des Etats ou d’autres firmes, agissant comme les bras armés de multinationales ou se profilant comme le fer de lance d’empires multisectoriels en devenir. Qui plus est, ils reçoivent parfois l’onction des establishments militaires des pays membres de l’OTAN. Qui va contrôler ces nouveaux condottieres et ces " soldats du futur " pour qui la sécurité individuelle et collective n’est qu’une marchandise ? La démission ou la complicité des Etats face au phénomène inquiète jusqu’à l’ONU.

Paradoxalement, le colonel Bob paraît " grillé " alors que la profession n'a jamais connu un tel engouement. La main d'oeuvre de par le monde, se presse au portillon. "Pour le recrutement des mercenaires, il y a eu pendant longtemps un phénomène de vagues. Ainsi, après la vague de l'après-Vietnam, on a vu apparaître sur le marché de nombreux Anglais à l'issue de la guerre des Malouines; après la guerre du Golfe, l'offre s'est un peu diversifiée : des Anglais toujours, des Américains, des Français dont le nombre a augmente après l'intervention en ex-Yougoslavie. Plus récemment, de nombreux anciens soldats du bloc de l'Est sont apparus sur le marché; eux ce qui les intéresse, c'est le fric. Depuis deux ou trois ans, des filières serbes ou croates ont été mises sur pied. Mais ce qui est le plus frappant, c'est qu'il y a de plus en plus de gens disponibles et qu'il n'y a aucun mal à recruter ", résumait un officier de renseignement français au milieu de l'année 1997.

L'expérience zaïroise venait de montrer qu'il était aisé d'expédier rapidement quelques dizaines d'hommes sur le terrain; les Sud-Africains d'Executive Outcomes prouvaient de leur côté que ce chiffre pouvait facilement être porté à quelques centaines. Aujourd'hui s'il est impossible de quantifier le vivier mondial de mercenaires, force est d'admettre qu'il n'y a jamais eu autant d'hommes prêts au service armé de pays étrangers ou de structures entrepreneuriales engagées dans des tâches de protection ou de défense. "Phénomène de fin de siècle", lâchait le même officier français. Peut-être, mais il est aussi des conditions objectives à cette résurgence et à l'arrivée sur le marché de cohortes d'hommes aguerris, motivés et disponibles.

 

Démobiliser qu'ils disaient

Il est clair que la tendance mondiale à la démobilisation a constitué le facteur déclencheur. Entre 1987 et 1994, à l'échelle mondiale, les effectifs militaires ont fondu de 28,3 millions à 23,5 millions d'hommes (David ISENBERG, Soldiers of fortune Ltd: a profile of today's private sector corporate mercenary firms, Center for Defense Information, Washington, novembre 1997).

De surcroît, en dix ans, les plus grandes armées du monde ont perdu de vue leurs ennemis habituels. Depuis la chute du Mur, qui craint encore un déferlement de chars rouges sur l'Europe occidentale ? Aux bons gros bataillons - " divisions ", aurait dit Staline ! -, les stratèges préfèrent désormais les " combattants du futur " furtifs, chirurgicaux, bardés d'électronique, moins nombreux et surtout moins coûteux. Mais avant même l'avènement de cette race de guerriers du XXI° siècle, le couperet est tombé : désormais, la défense d'un État n'est plus que du ressort d'une minorité; la Nation en armes a vécu. Il suffit, pour mesurer l'ampleur de cette démobilisation, de se pencher sur le chevet de l'armée française qui vient de subir une véritable hémorragie. Entre 1988 et 1995, l'armée de terre (pour ne parler que d'elle) a perdu 30 % de ses effectifs, soit 53 régiments. D'ici à l'an 2002, elle en perdra 45 autres. Partant d'un effectif global de 230 000 (militaires et civils) en 1997, l'armée de terre n'alignera plus que 136 000 soldats professionnels et 34 000 civils en 2002. Que vont devenir les démobilisés ?

Les opérations extérieures conduites par la France en Afrique et dans les Balkans ont également contribué à convaincre certains militaires français que le recyclage dans le mercenariat pouvait constituer un palliatif à leurs frustrations. " J'ai fait deux séjours en ex-Yougoslavie, raconte François, un ancien sous-officier de l'infanterie de marine. On a pris des coups sur la gueule; on a vu des copains se faire tuer; et pour riposter, il fallait presque que ça remonte jusqu'à New York! On a passé des semaines à attendre, à rentrer la tête dans les épaules. Ras Je bol d'assister aux tueries sans pouvoir intervenir ! Alors, terminé ! Pas question de rempiler Si c'est pour repartir en Opex (opération extérieure) et tenir la chandelle ! Il y a pas mal de copains qui pensent la même chose que moi. De mon côté, je vais essayer de trouver un contrat à l'étranger... "

Tendance similaire aux États-Unis. En mai 1997, William Cohen a présenté son plan quadriannuel dedéfense. Tout en affichant une claire volonté de préserver la capacité opérationnelle des forces armées américaines, le secrétaire d'État à la défense a annoncé son intention de poursuivre le programme de fermeture de bases. Entre 1988 et 1997, 98 des 495 bases US ont été fermées ; simultanément, les effectifs passaient de 2,1 millions d'hommes à 1,45 million. Les dernières propositions de William Cohen s'apparentaient à de nouvelles coupes claires 62 000 autres soldats démobilisés, 54 000 postes de réservistes supprimés et 70 000 emplois de civils de la défense rayés des effectifs

Même dégraissage en Russie. En octobre 1997, le général Manilov confirmait, dans une interview au Figaro, que l'armée russe allait se séparer d'un demi-million de ses soldats et que les effectifs allaient chuter de 1,7 million d'hommes à 1,2 million : "Il s'agit de trouver le format optimal des forces armées en fonction du nouvel environnement stratégique et de ressources extrêmement limitées ", expliquait l'adjoint du chef d'état-major des armées russes.

Les Sud-Africains, ainsi qu'on l'a vu, disposaient au cours des années 1980 d'une formidable armée. Entre ses professionnels, ses conscrits et ses réservistes, le pays de l'apartheid disposait d'un effectif de 500 000 hommes, dont 180 000 pour la " standing operational force ". Avec la Pretoriastroika, l'une des innombrables conséquences planétaires de la chute du Mur, les menaces pesant sur l'Afrique du Sud se sont estompées; Nelson Mandela et les chefs historiques de la lutte anti-apartheid ont été libérés; les mouvements de libération ont mis fin à la lutte armée et la guerre d'agression régionale menée par l'Afrique du Sud a pris fin. " Quel avenir pour nous ? Je me suis battu pendant quinze ans. Et maintenant je m'occupe de l'auto-école du bataillon. Je vais quitter l'armée et rentrer dans le privé ", se lamentait en 1992, un vieux lieutenant du 32° bataillon.

Bien sûr, cette démobilisation planétaire n'a pas jeté sur les chemins du mercenariat tous les laissés-pour-compte des armées occidentales, soviétiques ou africaines. Mais parmi les milliers d'hommes qui ont dû quitter la vie militaire et tenter de réintégrer une existence pacifiée, nombreux ont été les déçus. L'éclatement des sociétés militaires a été trop brusque; les mesures d'accompagnement généralement insignifiantes; enfin dans un contexte de crise endémique, le retour à l'emploi a été rude pour des hommes dont l'expérience professionnelle n'est pas aisément monnayable sur le marché civil du travail. Ironie du sort, nous allons le voir dans les prochains chapitres, la démobilisation générale n'a pas toujours engendré les dividendes de la paix escomptés.

" Qu'est-ce qu'on peut faire d’autre quand on ne sait faire que la guerre ? " se demandait un capitaine sud-africain des Recces (commandos de reconnaissance) en 1995. Cet officier a depuis réussi à rejoindre Executive Outcomes dont le patron n'a jamais caché que le besoin d'emplois en phase avec leurs compétences militaires constituait la principale motivation des hommes qui servaient dans sa société. En juin 1993, Jean-Paul Mari publiait dans Le Nouvel Observateur un article sur les " nouveaux mercenaires ". " Naïfs, purs, idéalistes, salauds ou assassins, faux romantiques ou vrais néonazis, résumait le journaliste, ils ont souvent en commun de ne pas supporter l'inactivité ou l'ennui ".

L'époque des cycles, où l'offre était liée aux fluctuations politiques dans un État ou à la fin d'un conflit régional, est bien révolue. Sur les grandes places de recrutement se côtoient désormais des candidats mercenaires de l'ancien bloc de l'Est (Russes, Ukrainiens, Polonais...), des Anglais, des Sud-Africains, des Israéliens, des Américains, des Belges, des Croates, des Serbes et des Français pour ne citer que les cohortes les plus importantes. Leurs profils psychologiques sont Si variés qu'il est impossible de dresser la typologie du mercenaire de cette fin de siècle les extrémistes de droite ou de gauche et les rêveurs généreux qui se lancent à corps perdu dans une cause sont de moins en moins nombreux; la tendance est au professionnalisme et à la maîtrise des armes modernes. Difficile également d'estimer le nombre actuel de mercenaires. Jean Paul Mari s'en tenait, en 1993, à un " probablement quelques dizaines de milliers dans le monde " avant d'énumérer " peut-être 4 000 en ex-Yougoslavie, 5 000 Pakistanais mercenaires de luxe en Arabie Saoudite, 6 000 à 7 000 croyants musulmans pendant la guerre en Afghanistan... ". En fait, peu importe leur effectif. L'important, pour les observateurs et les services de renseignements, reste de pouvoir identifier les filières de recrutement, de les activer ou de les neutraliser selon l'option politique du moment. Pour les employeurs, l'essentiel, c'est de s'assurer des services d'hommes compétents, disponibles et... bon marché! Depuis l'estimation de Mari, de nouveaux et très forts contingents sont venus grossir le nombre des candidats. Parmi eux, des Serbes dont la présence n'est pas passée inaperçue sur les théâtres africains. Recrutés par une filière mise en place par la DST française (Direction de la surveillance du territoire), ces quelques dizaines de Serbes, dont la discrétion n'est pas la principale qualité, ont beaucoup fait parler d'eux lors de la crise zaïroise qui a provoqué la chute de Mobutu. Thierry Charlier, le photographe belge qui a accompagné les mercenaires de Christian Tavernier sur le terrain, n'est pas tendre avec eux. Selon l'article qu'il a rédigé pour le mensuel Raids et paru dans le numéro de mai 1997, la centaine de mercenaires serbes arrivée en janvier 1997 a été " le plus souvent aux abonnés absents ". Depuis cet épisode, la filière semble avoir été activée à plusieurs autres reprises pour des projets d'opération en Afrique. Un déploiement était prévu au Congo-Brazzaville mais il a tourné court puisqu'une autre opération de mercenaires, français cette fois, a pris de vitesse les commanditaires des Serbes (voir chapitres 6 et 8). La présence de mercenaires serbes a également été annoncée dans l'océan Indien à l'automne 1997. Positionné dans le nord de Madagascar, un groupe de 20 hommes s'est préparé à intervenir aux Comores et plus précisément sur l'île sécessionniste d'Anjouan. Rappelons que les Anjouanais ont tenté de s 'émanciper de la tutelle de Moroni au cours de l'été 1997 pour réintégrer le giron de la République française. Alors que Paris faisait le gros dos, certains milieux financiers ont vu l'intérêt d'une émancipation d'Anjouan. Avec son port en eau profonde, l'île peut constituer une escale à l'entrée du canal du Mozambique. En outre, a resurgi la vieille idée de Bob Denard de créer une zone franche dans l'archipel. Anjouan indépendante et libre de traiter directement des contrats, c'était surtout pour les instigateurs du projet une sérieuse économie : plus besoin de soudoyer les grandes familles commerçantes de Grande Comore ou de s'entendre avec le gouvernement chroniquement désargenté de Mohamed Taki. Selon des sources militaires françaises, des armes de poing auraient également transité par Madagascar avant de disparaître dans l'archipel comorien. Les Serbes auraient- ils été positionnés pour appuyer, le cas échéant, les sécessionnistes ? Possible. A moins qu'un opposant comorien n' ait tenté de profiter de l'instabilité du moment pour évincer Taki en lançant une opération directement sur Moroni avec l'appui des Serbes ? " Les Serbes, c'est comme les Russes, ils travaillent avant tout pour l'argent, se plaignent les militaires français. Certains espèrent aussi se refaire une virginité après quelques affaires scabreuses pendant leur guerre. Mais on se demande quand même à quoi joue la DST en traitant avec ces gars qui ne sont absolument pas fiables. "

 

Le mercenaire en réserve

Puisqu'il faut bien vivre, que les contrats ne se succèdent pas à un rythme effréné et que les soldes des mercenaires en font bien souvent des " soldats d'infortune ", le milieu s'est ménagé quelques voies d'attente.

Un rapport du Centre des hautes études de l'armement (CHEar) sur les " nouveaux défis et nouveaux moyens ", daté de 1995, revient de façon pertinente sur le phénomène de la démobilisation. Ce rapport avertit de l'émergence d'un " lumpen-prolétariat militarisé qui se regroupe en ANPE criminelles informelles, prêtes à tous les mercenariats ", et disposées à fournir des hommes à des organisations criminelles transnationales (OCT). Et les rédacteurs du rapport du CHEar de dresser la liste (non exhaustive) de ces OCT à " la capacité de mutation foudroyante " : mafias italiennes, turques et russes, cartels colombiens et mexicains, yakuzas du Japon, triades de Chine... " Quelle que soit l'OCT en cause, il est assuré que ces demandeurs d'emploi provenant d'ANPE criminelles fourniront encore aux équipes de base du narcotrafic des ouvriers formés, aguerris et dangereux, comme le sont les groupes de feu des organisations criminelles de l'ex-URSS recrutés au sein des commandos spetsnaz... " On se souviendra qu'à la fin des années 1980, des mercenaires israéliens n'avaient pas hésité à vendre leurs services aux parrains du cartel de Medellin. Mike Harari, un temps au Mossad, a été pendant dix ans le conseiller de Manuel Noriega, le dictateur panaméen évincé par les Américains. Yaïr Klein, un ancien colonel des troupes aéroportées de Tsahal a commencé sa deuxième carrière dans le trafic d'armes au profit des phalangistes libanais; Klein a par la suite poursuivi ses activités en Colombie en entraînant des hommes pour le compte du cartel de Medellin.

Autre voie d'attente plus classique : les sociétés de sécurité qui, parfois, servent en fait de paravents à de véritables officines de recrutement. Cas typique, celui de l'Afrique du Sud d'avant mais aussi d'après l'apartheid. Dans ce pays où la criminalité est endémique, le besoin de sécurité est quotidien; comme on l'a vu au chapitre 3, de nombreux combattants de la SADF se sont recyclés dans une industrie en boom perpétuel. Dans l'attente de jours meilleurs ou d'un contrat avec Executive Outcomes.

En France aussi, la sécurité est une industrie florissante : " La sécurité privée, assure Paul Barril, c'est plus de 10 milliards de chiffre d'affaires et 90 000 hommes : autant que la gendarmerie, mais bien plus que les polices municipales qui ne totalisent que 10 000 personnes. " Selon le syndicat national des entreprises de sécurité, le nombre des sociétés est passe de 500 en 1984 à 1100 dix ans plus tard ; elles employaient alors 66 200 personnes.

Un consultant basé à Nice ajoute : " La plupart des sociétés de vigiles n'ont rien à voir avec le mercenariat. Elles font pour les particuliers et les entreprises un excellent boulot de protection et de sécurité. Reste que leur main-d'oeuvre est relativement instable; les gars cherchent toujours mieux. Pour des raisons financières bien sûr, mais aussi pour l'action. Par contre certaines sociétés qui travaillent à l'international annoncent clairement la couleur et recrutent pour des contrats à l'étranger: on tombe fatalement dans la définition classique du mercenaire; ce recrutement est trèsciblé : ex-légionnaires, parachutistes, commandos de marine, pilotes de l'Alat. Mais leur staff permanent est extrêmement réduit. Si besoin, il faut sous-traiter et recourir aux filières plus classiques. "

Depuis dix ans, le nombre de ces officines spécialisées dans les contrats à l'étranger a considérablement augmenté en métropole. A leur tête, de nombreux anciens des forces armées et de la police nationale. Ainsi, de nombreux anciens de la cellule anti-terroriste de l'Élysée, se sont recyclés dans la sécurité : reste que leurs ambitions et leur marge de manoeuvre sont souvent inversement proportionnelles à leur taux de réussite à décrocher de beaux contrats durables. Les Barril, Legorjus et autres chefs d'entreprise français ont bien des difficultés à rivaliser avec leurs concurrents anglo-saxons. " En gros, ils bricolent dans ce qui reste de pré carré ", ironise un négociant parisien en matériel aéronautique.

 

L'explosion de la demande

Cette offre pléthorique coïncide avec un accroissement brutal de la demande pour aboutir au cours de ces années 1990 à une recrudescence sans précédent des opérations mercenaires sous toutes les latitudes. La demande en soldats de fortune est d'autant plus forte que se dessine une tendance au désengagement des théâtres exotiques de la part des armées des États industrialisés. Sauf quand, comme durant la guerre du Golfe, leur approvisionnement pétrolier est en jeu.

Pour Steven Metz, professeur à l'US Army War College, cette tendance procède du fait qu'au Nord comme au Sud, les États sont en train d'abandonner de façon ordonnée ou anarchique leur monopole d'exercice de la violence (Steven METZ, " Strategic Horizons, the rnilitary implication of alternatives futures ", mars 1997 (communication au Strategic Studies Institute de l'US War Army College).

  Un peu partout, l'Etat-providence n'est plus en mesure de garantir à lui seul la sécurité avec efficacité face à la prolifération des menaces (terrorisme, fondamentalisme religieux, vert, rouge ou noir, résurgence de d'ethnisme, cartels criminels en tous genre, délinquance urbaine, skinheads, etc.), constate Metz. Parallèlement à ces menaces nouvelles, se produit une dissémination du savoir concernant les moyens et les méthodes terroristes sur les réseaux Internet, dans les librairies ou ailleurs, affirme Metz.

Dans le monde industrialisé et dans la société de l'information, l'accélération des changements dépasse les capacités des institutions au point qu'elle rend les structures politiques obsolètes, observe le futurologue Alvin Toffler . C'est la fin du processus de concentration des pouvoirs entre les mains des États qui avait commencé après le traité de Wesphalie en 1648, estime de son côté Jessica T. Matthews.

Cette évolution et ces menaces nouvelles, de moins en moins conventionnelles, sont en train d'engendrer une mutation de la pensée militaire. Notamment aux États-Unis. Le sentiment se répand que le coût d'extinction de la violence endémique dans beaucoup de pays est prohibitif par rapport aux moyens que les États-Unis et les autres puissances nucléaires voudraient ou pourraient lui consacrer. Le corollaire est que les courants isolationnistes en Amérique pourraient s'en trouver renforcés, avertit Metz. Celui-ci discerne d'ailleurs une tentation générale à laisser pourrir les conflits non stratégiques dans les zones périphériques et à ne réagir que de façon limitée soutien à l'aide humanitaire ou frappes de rétorsion Si des intérêts stratégiques ou des citoyens américains sont directement pris pour cibles. L'idée inavouable qu'on puisse accepter un certain seuil de tolérance kilométrique à la violence et au dépérissement de l'État, semble faire son chemin. Ce qui n'est pas acceptable en ex-Yougoslavie ou au Mexique, le devient davantage en Somalie ou au Rwanda.

Il est un fait que le coût élevé des opérations de maintien ou d'imposition de la paix des Nations unies ainsi que leur faible rapport coût/efficacité du à des règJes d'engagement castratrices ou à une interprétation restrictives de celles-ci, a dissuadé ces dernières années les principales puissances militaires étatiques de recourir à ce genre d'intervention.

L'ex-Yougoslavie constitue une exception notable. Quoique pour infléchir le rapport de forces dans le sens qui lui convenait, le Pentagone ait recouru massivement aux services de privés pour soutenir les armées croates et bosniaques. Le fiasco politico-militaire somalien, est aussi en bonne partie à l'origine de ce repli. Les images d'un boy dépecé par une foule en colère et le renvoi de seize bodybags vers les États-Unis ont eu un effet désastreux sur l'opinion américaine. Ces scènes ont sans doute largement contribué à l'abstention américaine concernant l'engagement de troupes pour la mission des Nations unies d'assistance au Rwanda et le renforcement de la MINUAR au moment où s'est enclenché le génocide de 1994.

Toujours est-il que le fiasco rwandais a dissuadé par la suite la Belgique, la France, les autres États européens et les Américains d'intervenir seuls à nouveau dans la région des Grands Lacs, notamment lors de la crise des réfugiés rwandais au Zaïre, en octobre 1996. Et quand, après la République Centrafricaine, le Congo-Brazzaville s'est embrasé une nouvelle fois en 1997, la France officielle, échaudée par l'échec de sa politique de soutien au régime d'Habyarimana au Rwanda, a décidé cette fois de ne s'en tenir qu'à la protection et à l'évacuation de ses ressortissants avant d'amorcer un désengagement de ses troupes hors des bourbiers africains.

Tous ces éléments expliquent pourquoi, les Occidentaux, Américains en tête, ont tenté de déléguer à d'autres la tâche de prévention des conflits et d'imposition de la paix. Par exemple, en mettant sur orbite l'African Crisis Intervention Response Force (ACRI) composée de troupes exclusivement africaines, encadrées par quelques instructeurs américains. Mais là encore, cette initiative n'a pas empêché les Américains de chercher à influencer le sens de la guerre sur les théâtres angolais ou zaïrois, en recourant ou en tolérant le recours à des " privés " de la guerre.

 

Les entrepreneurs de guerre

La résurgence du mercenariat à laquelle l'on assiste depuis plusieurs années, encouragée par la passivité objective de la communauté internationale, a permis en quelques années à de vrais empires de la guerre privée de se constituer. Avec une puissance financière et militaire supérieure à celles de certains États et avec une idéologie propre, adaptée aux " guerres du futur ", de la troisième vague technologique : celle de l'ère du savoir et de l'information, succédant aux ères dites primaire et industrielle.

L'idéologie émanant de ces nouvelles structures militaires privées, dont nous avons évoqué quelques opérations, est parfaitement en phase avec le discours ultra-libéral ambiant. Nul dans le monde du mercenariat ne l'incarne avec autant d' aplomb qu ' Eeben Barlow, le patron d'Executive Outcomes, un homme né en Rhodésie du Nord, avant la décolonisation.

Après un long séjour en Afrique du Sud où on le retrouve dans les rangs du 32e bataillon, à la tête d'une unité de reconnaissance en profondeur, la déconfiture de nombreux autres États africains lui donne l'occasion de retourner en maître dans cette partie du continent où les lois de la " nouvelle Afrique du Sud " ne s'appliquent pas.

Rêve de liberté et de puissance sans frein déguisé par un discours rationnel. L'homme raisonne en effet en terme de rapport " coût-efficacité ".

Capable de calquer son discours sur celui des ONG spécialistes en prévention des conflits qui prolifèrent de toutes parts, Barlow, qui a fait des études de relations internationales, présente son organisation comme un facteur de "stabilisation " à l'échelle du continent. A l'en croire, sa compagnie ne travaillerait qu'avec des gouvernements " légitimes " et, malgré son passé sulfureux, encouragerait l'évolution démocratique là où elle intervient. Si Barlow fait la guerre en Afrique, c'est, explique-t-il à la journaliste Angella Johnson, parce qu'il a identifié une " niche " dans le marché. Selon Barlow, la démocratie a été imposée en Afrique sans égard pour les frontières tribales. Elle n'a jamais été un système naturel et ne fait pas partie de la culture autochtone. Dès lors, la guerre et l'anarchie sont appelées à y régner en raison de la rupture de l'équilibre instauré par la guerre froide. Barlow admet vendre son expertise pour enseigner à tuer, mais dit ne concevoir le recours à la force qu'" en dernier ressort ". Ce savoir-faire, précisent les prospectus d'Executive Outcomes (EO ou Exo pour les intimes), ne consiste pas en un menu de programmes tout préparés. Chaque contrat fait au préalable l'objet d'une étude de faisabilité. Qu'il s'agisse d'organiser des évasions, la guerre clandestine ou la formation d'artilleurs, EO ne propose que du " sur-mesure ".

La société américaine Military Professional Resources Inc. (MPRI), fondée en 1987 par le major général Vernon B. Lewis et une brochette d'autres retraités du Pentagone, est encore plus soucieuse de respectabilité. Elle met un point d'honneur à souligner que ses contrats de formation doivent au préalable obtenir le feu vert du département d'État.

Mais revenons à Barlow, un quadra au look de cadre dynamique, cheveux mi-longs et blazer, qui sert le thé dans des tasses en porcelaine à ses visiteurs, mais arbore en permanence un pistolet tchèque holster car il recevrait sans cesse des menaces de mort. Son discours thatchérien tranche donc avec celui, émotionnel, des baroudeurs des générations antérieures. Le vocabulaire de l'aventure ou de l'honneur cède la place aux brochures luxueuses de la compagnie vantant les services offerts : opérations clandestines, opérations aéroportées, formation au tir de précision (sniper training), à la tactique et à la stratégie militaire. Les brochures d'EO mettent aussi en exergue les performances de l'entreprise, l'une des plus importantes de sa catégorie dans le monde.

EO comme MPRI vantent leurs mérites sur leurs sites Internet (http://www.eo.com et http://www.mpri.com respectivement). On peut y lire outre la publicité prodomo, des textes de plumes amies comme celle du chroniqueur de défense américain Herb Howe qui encense EO en décrivant l'organisation comme le " police secours de l'Afrique du Sud ". Executive Outcomes se présente comme l'avant-garde des casques bleus dans les missions d'imposition de la paix. "Vous ne pouvez pas maintenir la paix, là où il n'y en a pas, comme on a pu le voir en Bosnie "confie-t-il à notre consoeur Elizabeth Rubin du Harper's Magazine. Ce disant, Barlow partage pleinement l'analyse d'un autre chroniqueur américain de défense, Glenn W. Goodman Jr. qui soutient que les conflits ethniques requièrent l'intervention de forces d'imposition de la paix non onusiennes . En outre, l'organisation de Barlow se présente comme celle des " soldats du futur " appelée à instaurer la paix mondiale. Logiquement, l'ancien lieutenant-colonel du 32e Buffalo incite donc ses hommes à lire l'ouvrage Guerre et contre-guerre des futurologues américains Alvin et Heidi Toffler (Alvin et Heidi TOFFLER, Guerre et contre-guerre, survivre a l'aube du XXI' siècle, Pluriel, Paris 1994). Les auteurs y émettent des suggestions qui apportent volontairement ou non une caution intellectuelle à la démarche des soldats de fortune high-tech : " Pourquoi ne pas envisager de créer des forces de mercenaires volontaires organisées par des entreprises privées pour mener des guerres sur une base contractuelle pour le compte des Nations unies ? " proposent les époux Toffler. Et de poursuivre " On pourrait imaginer la création [...] de " sociétés de paix " à charte internationale, chacune étant assignée à quelque région du globe. Au lieu d'être payées pour faire la guerre, leur unique source de profit viendrait de leur capacité de limiter la guerre dans leur région [...]. On pourrait même trouver des investisseurs privés pour capitaliser ce genre d'entreprises Si metions la communauté internationale ou des groupes régionaux consentaient à les dédommager de leurs services ou à leur verser des primes exceptionnelles les années où le nombre de leurs victimes décline."

Dans ce monde en devenir, régi par la seule recherche du profit, " le soldat du futur devra être compétitif ", confie le chef mercenaire sud-africain à la journaliste américaine Elizabeth Rubin . " Dans l'ancienne armée sud-africaine, déclare Barlow, vous étiez payé, que vous fassiez le boulot ou non. Notre approche est que si vous ne pouvez pas prouver ou démontrer que vous faites votre travail, vous ne faites plus partie de notre groupe. Une force militaire au service d'un drapeau national ne peut pas opérer de cette manière, seule une entité commerciale comme Executive Outcomes peut le faire. "

Non seulement la guerre menée par les privés serait plus efficace mais le but recherché par les entrepreneurs de guerre, à savoir le profit, est légitimé, puisqu'il coïncide avec la finalité recherchée par les détenteurs du pouvoir dans la société. Du coup, l'on comprend que les nouveaux mercenaires n'aient plus besoin de s'embarrasser des idéaux politiques divers (socialisme, anticommunisme, antifascisme, restauration coloniale) invoqués sincèrement ou non par leurs prédécesseurs.

Tout cela n'a rien d'un scénario de science fiction ces dernières années, le privé a empiété sur maintes fonctions jadis dévolues au seul État-nation. En France, " les écoutes téléphoniques judiciaires sont annexées par des officines privées ". L'ancien ministre français, Albin Chalandon, envisageait bien de privatiser dans l'hexagone la gestion des prisons comme aux États-Unis où Wackenhut, la première entreprise privée mondiale de matons, affiche un chiffre d'affaires annuel de 700 millions de dollars. L'armée française elle-même demande au privé de lui apprendre la guérilla urbaine. Aux États-Unis, certains élus du parti démocrate s'inquiètent que le Pentagone ait entamé la privatisation de la maintenance de ses arsenaux.

Tout cela participe d'une évolution générale décrite dès 1991 par le polémologue américain, Martin Van Creveld dans son ouvrage The Transformation of War. " La plus grande part du fardeau consistant à défendre la société contre la menace de conflits à basse intensité, sera transférée au secteur de ]a sécurité en pleine expansion ", écrit Van Creveld pour qui les guerres conventionnelles entre États-nations sont en passe de disparaître. Elles céderont de plus en plus la place, dit-il, à des conflits orchestrés par des entités guerrières du type de, l'ère prémoderne telles que les tribus, les ethnies, les Etats-cités, les associations religieuses, les bandes de mercenaires et les grandes sociétés commerciales qui ont succédé à la Compagnie des Indes orientales britannique.

Un indice irréfutable de cette évolution est fourni par l'importance croissante des contrats de sécurité conclus au cours des cinq dernières années. Le montant total de ceux que nous avons pu identifier tourne autour du milliard de dollars, soit l'équivalent du tiers du budget militaire annuel d'une puissance militaire régionale comme l'Afrique du Sud.

Executive Outcomes aurait engrangé 40 millions de dollars pour son premier contrat angolais conclu en 1993, puis 95 autres millions lors d'un second contrai conclu l'année suivante avec le gouvernement de Luanda et environ 20 millions pour son contrat sierra-léonais. Si impressionnants soient ces scores, ils sont en deçà des montants enregistrés par certaines des majors américaines : le contrat de formation de l'armée bosniaque conclu en 1996 avec Military Professional Resources Inc (MPRI) se monte à quelque 50 millions de dollars par an. MPRI se targuait en outre a l'automne 1997 d'avoir un carnet de commandes de 90 millions de dollars et d'afficher un chiffre d'affaires de 26 millions de dollars pour la seule année 1996.

L'un des leaders du marché, Vinnell Corporation, basée à Fairfax (Virginie), a remporté en mai 1997 un contrat de 163 millions de dollars, pour le programme de modernisation de la Garde nationale d'Arabie Saoudite forte de 75 000 hommes. L'an dernier, une autre compagnie basée en Virginie, à Reston, Dyncorp Leadership s'est vu confier deux contrats d'une valeur totale de 48 millions de dollars. Le premier consiste en un programme de quatre ans pour assurer la sécurité des installations militaires au Qatar et le second en un contrat de trois ans pour la maintenance des appareils de l'armée de l'air du Koweit et la formation des pilotes.

Le groupe britannique Defence Systems Ltd (DSL) affichait l'année précédente des bénéfices nets de l'ordre de 33 millions de dollars. Et l'autre société britannique, Sandime International dirigée par le comparse du tandem Barlow-Buckingham, Tim Spicer, aurait dû, si tout s'était bien passé, engranger un total de 30 millions de dollars de la part du gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour liquider la rébellion sur l'île de Bougainville. Le groupe israélien Lev'dan selon la presse de l'État hébreu, avait vendu ses services en 1994 au gouvernement du Congo-Brazzaville pour 50 millions de dollars. En regard, avec son contrat de 800 000 dollars conclu à la fin des années 1980 par sa société de conseil militaire, " Hod Hahanit " (fer de lance), pour entraîner les tueurs du cartel de Medellin en Colombie, l'ancien officier de Tsahal, Yaïr Klein, fait piètre figure.

 

Face aux condottieres, la démission des États

Eu égard à la puissance accumulée par les armées privées, l'assertion des nouveaux condottieres selon laquelle la privatisation de la sécurité et de la défense constituerait un gage de stabilité, mérite examen.

Sans doute, en apparence et dans le court terme, les sociétés de " niche " comme Executive Outcomes font-elles probablement montre de plus d'efficacité dans le domaine de l'imposition de la paix, dans des conflits intérieurs que les structures de type onusien. Sans doute aussi, au nom de cette même efficacité, certains États en viennent-ils à privatiser la composante militaire de leur sécurité. Mais cela pourrait bien sonner leur propre glas, avertit le scrutateur des horizons stratégiques, Steven Metz (Steven METZ, Strategic Horizons the Military Implications of Alternative Futures, communication présentée au Strategic Studies Institute, US Army War College, mars 1997). Conscients du risque, d'autres dirigeants ne sont pas prêts eux, à abdiquer de leurs prérogatives sans résistance. Aussi, il n'est pas impossible que cette évolution ne débouche sur de nouveaux conflits, suggère Metz.

L'Organisation de l'unité africaine (OUA) elle-même, qui fut à J'origine des textes les plus sévères à l'encontre des activités mercenaires (voir annexe 1), recourt d'ailleurs elle-même aujourd'hui à l'expertise de conseillers privés extérieurs au continent. Le plus prestigieux n'est autre que le général français Jeannou Lacaze, qui a reçu pour mission de mettre sur pied une commission africaine de sécurité. Avec le soutien du président togotais Gnassingbé Eyadéma, chargé du projet de création d'une force de paix interafricaine 16 On observera également qu'à la fin 1997, 22 États membres de l'OIJA seulement sur 51 avaient signé la Convention anti-mercenaires de l'organisation, datant de 1977 (voir annexe 1)17.

 

ONU : une convention inopérante

Définition contenue dans l'article premier de la Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires de 1989

Aux fins de la présente Convention,

1. Le terme mercenaire s’entend de toute personne

a) qui est spécialement recrutée dans le pays ou à l'étranger pour combattre dans un conflit armé;

b) qui prend part aux hostilités essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette partie;

c) qui n'est ni ressortissante d'une partie au conflit, ni résidente du territoire contrôlé par une partie au conflit; et

d) qui n'est pas membre des forces armées d'une partie au conflit

e) qui n'a pas été envoyée par un Etat autre qu'une partie au conflit en mission officielle e n tant que membre des forces armées dudit État.

2) Le terme " mercenaire s'entend également, dans toute autre situation, de toute personne

a) qui est spécialement recrutée dans le pays ou à l'étranger pour prendre part à un acte concerté de violence visant a

i) renverser un gouvernement, ou de quelque autre manière, porter atteinte à l'ordre constitutionnel d'un Etat; ou

h) porter atteinte à l'intégrité territoriale d'un État

b) qui prend part à un tel acte essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel significatif et est poussée à agir par la promesse ou par le paiement d'une rémunération matérielle

c) qui n'est ni ressortissante ni résidente de l'État contre lequel un tel acte est dirigé

d) qui n'a pas été envoyée par un État n mission officielle; et

e) qui n'est pas membre des forces armées de l'État sur le territoire duquel l'acre a eu lieu.

Le manque de volonté politique des États apparaît de façon encore plus flagrante aux Nations unies. Dans la foulée de l'indignation générale qui a accueilli l'assassinat du président comorien, Ahmed Abdallah le 26 novembre 1989, pour lequel les mercenaires de Denard furent mis en cause, l'assemblée générale de l'ONU adopte, le 4 décembre de la même année, une convention contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction des mercenaires.

Déjà, au départ, selon le rapporteur spécial Enrique Bernales, le texte qui reprend la définition de l'article 47 du premier protocole additionnel de 1977 aux conventions de Genève de 1949, n'est pas sans lacunes.

Il se contente de donner la définition du mercenaire sans pour autant définir l'acte lui-même. En outre, relève Bernales dans un rapport de février 1997, pour qu’un individu soit catégorisé comme mercenaire, toutes les conditions énumérées dans l'article premier de la convention de 1989 doivent être remplies. En soi cette condition est difficile à remplir. De surcroît, estime Bernales, la législation internationale est inadaptée aux nouvelles situations qui découlent de l'irruption massive de compagnies privées sur le marché de l'offre en personnel de sécurité. Si, par bien des aspects, le personnel d'Executive Outcomes correspond à la définition de la convention de 1989 (personnel largement rémunéré pour exercer des tâches militaires dans un autre pays tiers), les contrats conclus par cette entreprise avec des États échappent à la sphère des activités décrites par ce texte, admet Bernales.

Passons sur le fait que la définition de la convention de 1989 exclut les personnes envoyées par un Etat en mission officielle, comme les légionnaires français ou espagnols. Le texte qui, prévoit des mesures d'entraide judiciaire entre les Etats parties, ne prévoit aucune sanction contre les États qui ne sont pas liés par la Convention.

De plus, Si imparfaite Soit cette convention, elle n'est toujours pas d'application. A ce jour, onze pays seulement ont exprimé leur souhait d'être lié par ce texte : les Barbades, le Cameroun, Chypre, la Georgie, l'Italie, les Maldives, les Seychelles, le Surinam, le Togo, le Turkménistan et l'Ukraine. Or, pour que cette convention puisse entrer en vigueur, il faut que 22 États au minimum aient déposé leurs instruments de ratification. Onze autre États ont cependant signé la convention: l'Angola, la Belarus, le Congo-Brazzaville, la République démocratique du Congo, l'Allemagne, le Maroc, le Nigéria, la Pologne, la Roumanie, l'Uruguay, et la Yougoslave. Non sans hypocrisie : au moins quatre d'entre eux ont, depuis le début de la décennie, recouru aux services des soldats de fortune.

En outre, certains des États traditionnellement exportateurs de mercenaires ne montrent aucun zèle à renforcer la législation internationale anti-mercenaire.

La France, qui a accordé (comme l'Espagne) aux volontaires des brigades internationales de la guerre d'Espagne, le statut d'ancien combattant, a refondu son Code pénal sans se pencher sur la question du mercenariat. Selon l'article 85 du Code pénal, " sera puni d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 3 000 francs à 40 000 francs, quiconque, en temps de paix, enrôlera des soldats pour le compte d'une puissance étrangère, en territoire français ". L'article 89 relatif à la sûreté de l'État menace de la détention criminelle à perpétuité " ceux qui auront levé ou fait lever des troupes armées, engagé ou enrôlé, fait engager ou enrôler des soldats ".

Mais autant que nous le sachions cet article n'a jamais été utilisé pour intenter des poursuites, pas même dans la procédure engagée contre Denard pour sa participation au coup d'Etat de 1977 au Bénin (le " vieux " fut d'ailleurs poursuivi pour " association de malfaiteurs "). De même, à notre connaissance, il n'y guère eu de cas récents de poursuites aux Etats -Unis contre des personnes s'étant rendues coupables d'infractions à l'article 959 du code américain, en vertu duquel " quiconque, à l'intérieur du territoire américain, s'enrôle, s'engage, se loue ou invite un autre a s'enrôler ou à s'engager ou à enfreindre la loi américaine avec l'intention de s'enrôler ou de s'engager au service d'un quelconque prince, État, colonie, région ou peuple étrangers, [...], sera passible d'une amende d'un montant maximum de 1 000 dollars, ou d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à trois ans ou des deux. "

Dans son courrier daté du 31 janvier 1996 au rapporteur spécial, l'ambassadeur britannique à Genève, Nigel Williams écrit : " Le recrutement de mercenaires au Royaume-Uni n'est illégal que dans un nombre très limité de cas (notamment si des citoyens britanniques font partie des forces d'un État étranger en guerre avec un autre État étranger qui est lui-même en état de paix avec le Royaume-Uni). La mise en place d'une législation susceptible de rendre effectives les conventions des Nations unies sur les mercenaires a été considérée, mais, d'un point de vue légal, elle serait très difficile à exécuter.

Mais le Royaume-Uni, siège de certaines des principales multinationales de la sécurité, ne se contente pas d'évoquer les difficultés de transcription des conventions onusiennes. I] a aussi voté avec 16 autres États dont la Belgique et les États-Unis, le 15 novembre 1996, contre un projet de résolution déposé par le Nigéria et adopté par 96 voix pour, 37 abstentions (dont la France) et des absences significatives (Comores, Sierra Leone et Zaïre) appelant les États membres à empêcher que leur territoire ne soit utilisé pour des activités mercenaires, conformément à la convention de 1989 (18. La liste complète des États ayant voté contre cette résolution comprend l'Autnche, la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l'Allemagne, la Hongrie, l'Islande, l'Italie, le Japon, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède. ). Peut-on exclure que certains articles de la convention prévoyant notamment l'entraide judiciaire entre les États-parties de la Convention, l'arbitrage de la Cour internationale de justice dans les conflits entre États-parties ait rebuté des États dont les ressortissants ou des entreprises sont impliquées de façon récurrente dans des opérations mercenaires ?

En tout cas, au ministère beige des Affaires étrangères, on nous explique que le vote de Bruxelles ne constitue en rien un refus de sanctionner les activités mercenaires. L'Assemblée générale de l'ONU ayant adopté sans vote la convention de 1989 condamnant les activités mercenaires, il était dès lors " inutile " de voter une nouvelle résolution, dit-on à Bruxelles. On rappelle que la législation belge punit d'emprisonnement quiconque aura recruté des hommes au profit d'une armée ou d'une troupe étrangère sans l'autorisation du roi (loi du 15 juin 1951, article 99) et qu'un autre texte datant de 1979, condamne l'engagement de nationaux belges dans une troupe étrangère. On constate cependant qu'à l'issue de son aventure zaïroise, le Belge Tavernier n'a nullement été inquiété. Non seulement, comme le démontre le cas belge, les législations nationales ne sont guère appliquées mais, dans beaucoup de cas, note Bernales, elles ne contiennent pas de dispositions définissant de manière specifique les activités mercenaires comme des crimes punissables.

La trop grande publicité autour des " exploits " des mercenaires sud-africains d'Executive Outcomes (EO) contre les rebelles angolais de l'UNITA et sierra-léonais du Revolutionary United Front a abouti à un projet de loi présenté devant le parlement sud-africain par le ministre de la Défense Joe Modise, en février 1998. Le texte interdit le recrutement, l'instruction et le financement de personnes à des fins d'activités mercenaires. Celles-ci sont définies comme la participation directe à des combats à des fins lucratives. La loi prévoit un maximum de 10 ans de prison et une amende d'un million de rands pour les contrevenants.

Toutefois, une lecture attentive du texte qui vise à " réglementer l'assistance militaire à l'étranger par des personnes morales ou juridiques ", nous apprend que la vente de ce genre de services est possible, pour autant qu'elle reçoive l'autorisation du ministre de la Défense après l'avis du Comité de contrôle sur les armes conventionnelles.

Selon ce projet de loi, le feu vert aux compagnies sollicitant un tel agrément dépend de critères comme le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le pays où ce service doit être rendu. Se dirige-t-on dès lors vers un mercenariat accrédité ? Si tel était le cas, se confirmeraient les appréhensions des pays voisins de voir des privés sud-africains recoloniser l'Afrique au nord du Limpopo.

Toujours est-il que la journaliste sud-africiane, Khareen Pech, qui a longuement exploré la galaxie d'EO, estime que la nouvelle législation ne va guère affecter ses activités. La compagnie, dit-elle, s'est préparée de longue date à cette échéance en faisant mine de mettre sur la touche l’ icône mercenaire que représente Barlow devenu d'ailleurs... consultant de EO. Ensuite, tant qu'il y aura de la demande à l' étranger, il y a peu de choses que le gouvernement sud-africain puisse faire pour entraver les activités d'EO, quand on sait qu' EO est enregistrée comme compagnie britannique offshore, ce qui rend difficile la saisie de ses avoirs, poursuit Khareen Pech. Enfin, il ne sera guère facile pour la police et les services de renseignements qui ont déjà tant à faire pour combattre le crime et les trafics d'armes à l'intérieur du pays, de sévir. De surcroît, conclut la journaliste sud-africaine, " les preuves de l'activité mercenaire au sens où l'entend la loi ne sont pas faciles à réunir ". Même s'il existe des documents filmés tournés par la maison de production britannique Journeyman Pictures qui démontrent qu'EO a effectivement participé à des combats en Angola.

D'une façon générale, l'apathie (pour ne pas dire la complaisance) de nombreux États inquiète Bernales qui dans son rapport de septembre 1996 prévient: " Si persistent certaines tendances perceptibles dans la conduite de certains cercles de mercenaires opérant en Afrique, qui tentent d'y implanter des compagnies légalement enregistrées procurant des services de sécurité et investissements dans plusieurs secteurs, il pourrait naître une situation dans laquelle des armées mercenaires légalement protégées par des contrats entre la compagnie qui les emploie et l'État qui les embauche, accompliraient des tâches de police, d'imposition de la loi et des fonctions punitives. Si cette tendance est confirmée, le concept de sécurité et nature des relations internationales basées sur le principe de la souveraineté des États [...] pourraient être grandement altérés. " Et l'on sent grandir les appréhensions de Bernales dans son rapport de février 1997, lorsqu'il écrit : " Les pays faibles qui pourraient, à cause de leurs problèmes institutionnels, être tentés de devenir les clients de ces puissantes compagnies, pourraient bien avoir donné le premier coup de grâce à leur propre État."

 

Les mercenaires au Pentagone

Ce scénario pourrait n'avoir rien d'une fiction, tant les progrès vers l'institutionnalisation du nouveau mercenariat sont fulgurants. Un mois plus tard, en mars 1997, la question des rapports entre les multinationales de la sécurité et le pouvoir fait l'objet d'une communication au centre d'études stratégiques de l'US Army War College, par le polémologue Steven Metz. Ce dernier évoque une option considérée encore quatre ans auparavant par le futurologue Alvin Toffler comme une virtualité. Metz lance ces questions " Les États-Unis devraient-ils envisager de signer des traités, peut-être même des pactes de non-agression avec de puissantes sociétés ? Et Si des sociétés apparaissent constituer un défi réel au pouvoir de l'État, le gouvernement des États-Unis doit-il poursuivre une stratégie ayant pour objet spécifique la prévention de l'accumulation de pouvoir non économique par ces sociétés? Et quelle devrait être la politique américaine envers des sociétés transnationales de sécurité (alias mercenaires) aussi couronnées de succès qu ' Executive Outcomes qui est composée d'anciens soldats sud-africains ? En clair, Si le pouvoir continue à s'accumuler entre les mains des sociétés transnationales, les États-Unis vont devoir repenser les dogmes de base de leur approche en termes de sécurité et de politique mondiales ( Steven METZ, Strategic Horizons: the Military Implications of Alternative Futures, op at.) "

A défaut de pacte, c'est la consécration trois mois plus tard pour les nouveaux mercenaires avec l'organisation le 24 juin 1997, à Washington par la Defense Intelligence Agency (DIA), l'agence de renseignements du Pentagone, d'un symposium à huis clos sur la privatisation de la sécurité en Afrique sub-saharienne ". Parmi les invités figurent plusieurs vedettes du nouveau mercenariat, dont Eeben Barlow, son complice britannique Tim Spicer, le patron de Sandline et le lieutenant-général en retraite Ed Soyster pour la firme américaine MPRI. A leurs côtés, l'homme qui fut à l'origine du contrat de MPRI avec l'Angola, l'ancien secrétaire d'État adjoint de George Bush aux affaires africaines, Herman Cohen, directeur de la firme de lobbying Cohen & Woods. Naturellement, est aussi présent le gratin des Special Forces américaines avec Matthew van Konynburg, responsable du renseignement chez les marines, une vieille connaissance de Barlow, ainsi que Mohamed Said, un caïd de la DIA qui a eu recours au fondateur de EO pour enquêter sur la " menace de l'intégrisme musulman "en Afrique du Sud.

Clients potentiels ou observateurs, des représentants des sociét0.és pétrolières Texaco et Exxon se pressent aussi à Washington aux côtés des attachés militaires de pays qui recourent à l'expertise militaire privée étrangère comme l'Angola ou l'Ouganda mais aussi de Guinée et de Zambie. A leurs côtés se trouvaient aussi des représentants d'organisations humanitaires (World Vision, l'UNICEF et le Haut Commissariat aux réfugiés) qui ont déjà franchi le Rubicon en recourant aux services de la sécurité privée pour assurer le bon succès de leurs opérations d'urgence.

Dans une synthèse adressée aux participants, l'organisateur du symposium, William Thom, responsable de la DIA pour l'Afrique, justifie de la sorte l'émergence du nouveau mercenariat : " Pouvons-nous tirer des leçons du passé ? " demande-t-il. " Historiquement, l'Afrique, avant et pendant l'ère coloniale, puis après les indépendances, a eu une longue tradition de recours à des troupes étrangères chargées d'assurer, contre finances, la sécurité nationale pour le compte d'une petite élite au pouvoir ", poursuit Thom pour qui la demande va se développer en Afrique. A son avis, rien ne sert d'enrayer cette évolution, d'autant moins qu'il n'existe aucun " consensus international fort " sur l'attitude à adopter envers les compagnies de sécurité privées. Au demeurant, Washington par ses votes négatifs à l'ONU n'a rien fait pour bâtir un tel consensus susceptible de nuire aux intérêts des multinationales américaines de la sécurité.

Quoi qu'il en soit, selon Thom, il faut seulement que les forces privées soient " efficaces et loyales ". Envers les États-Unis bien sûr. Le problème ne serait pas le mercenariat comme tel mais la nécessité d'écarter du marché " les compagnies non enregistrées " ou les " Etats voyous " qui vendent leurs services à des États en proie à des convulsions. Cela n'est pas écrit, mais on imagine aisément que ce sont, naturellement, le Pentagone et le département d'État qui auront à décider quels sont les États fréquentables et les autres. Tout indique qu'en fait, les hommes de la DIA veulent réglementer le marché au bénéfice de sociétés où travaillent leurs anciens collègues, comme MPRI, et qui les emploieront dès lors qu'ils prendront leur retraite. D'aucuns n'excluent pas d'ailleurs qu'une compagnie du genre de MPRI se voie attribuer un contrat d'assistance pour l'African Crisis Response Force, que mettent sur pied les États-Unis. Enfin, la synthèse de Thom laisse percer plus qu'une compréhension envers les privés de la sécurité lorsqu'il évoque le conflit entre les objectifs politiques des gouvernements désireux de contrôler les " Etats voyous " et le besoin pour les firmes privées de réaliser des profits de façon " légitime ".

L'approche américaine est largement partagée au Royaume-Uni, quoique plus discrètement. Ainsi, un récent rapport " top secret " intitulé " UK Eyes Alpha" du service de contre-espionnage britannique, le M16, énonce tranquillement l'opinion que les opérations de l'ONU sont " encombrantes et lentes " et que l'Organisation de l'unité africaine jusqu ici s’est montrée " inefficace en général sauf comme lieu de bavardage ". De façon subliminale, on a le sentiment que le M16 est bien prêt de partager l'aversion pour les opérations de l'ONU de Soldiers of Fortune, qui lors de sa convention de 1994, avait intitulé un pannel de discussions : " Est-ce que vous placeriez votre fils sous le commandement d'un Nigérian ? " Il y a toutes les chances que les services d'Executive Outcomes, qui déjà s'étendent au delà du domaine de ]a sécurité vers l'import-export et l'administration, continueront à être de plus en plus recherchés, prévoit au demeurant ce rapport (Khareen PECH, " Africa's New Look Dogs of War ", Mad and Guardian, 24 janvier 1997). Loin de s'en offusquer, le Foreign Office lui-même a dressé une liste des compagnies de sécurité susceptibles de mener à bien des tâches " trop sensibles politiquement " pour le ministère de la Défense.

Cette inclination envers les " privés " du secteur ne date pas d'hier chez les officiers de Sa Majesté en 1989, à la Chambre des communes, le député travailliste Ken Livingstone s'était étonné que dans un catalogue publié par le ministère de la Défense, figure une page de publicité de la firme Keeni Mini Services (KMS) fondée par l'ex-SAS, décrivant ainsi son rôle " Servir des gouvernements d'outre-mer... pour la fourniture de matériel et de services aux forces militaires, para-militaires et de police. "

 

Un " kriegspiel " franco-congolais

Les auteurs ont également établi qu'une partie de l'establishment militaire français envisage maintenant de " clarifier " les rapports entre l'armée et les privés de la sécurité, dont la légitimité est de facto reconnue. Un " kriegspiel " grandeur nature aurait été monté lors des affrontements au Congo-Brazzaville, entre les milices de Sassou Nguesso et celles de Pascal Lissouba. Alors que le gouvernement français tentait de " clarifier " sa politique et de choisir son camp, un recrutement de mercenaires français a été lancé, par la DGSE. Pour l'occasion, l'officier français qui a monté l'opération a pris contact avec les réseaux Denard. Un ancien cadre de la garde présidentielle des Comores, blessé pendant son séjour aux îles et évacué en Afrique du Sud a servi d'intermédiaire entre le colonel Bob et le militaire français en question.

D'ailleurs, cet ancien de la GP pourrait bien s'imposer comme le dauphin du " Vieux ", un titre revendiqué sans succès par bien des hommes du milieu mercenaire hexagonal (Paul Barril a un temps tenté sa chance). Pour l'opération au Congo-Brazza, moins de vingt hommes ont été impliqués. Un petit groupe

expédié sur place suite à l'intervention pressante de Bob Denard s'est retrouvé isolé (voir chapitre 6). Reprise en main, l'opération a été conduite sous la surveillance serrée de l'officier traitant français, qui a fait équiper les mercenaires en tenues américaines et les a mis à disposition du parti de Sassou. En début d'année 1998, un élément d'une dizaine d'hommes stationnait toujours à Brazzaville, où le général Sassou Nguesso faisait savoir qu'il était prêt à renouer des liens militaires avec la France. En clair, l'objectif était atteint : les mercenaires de Denard ont été employés comme de véritables corsaires; ils ont travaillé en privé pour le compte de l'État français. Leur intervention a fait tourner court certains projets français ou étrangers, en direction de Brazzaville.

Ce " kriegspiel " franco-congolais montre que la théorie de l'autogestion des crises un temps préconisée par Paris, Washington ou Londres, a vécu. A l'encontre des conclusions d'un séminaire de l'Institut des hautes études de la défense nationale qui préconisaient de renforcer les capacités africaines de maintien de la paix, une autre tendance semble privilégier la sous-traitance d'opérations occidentales. Paris a en fait été pris de vitesse par Londres et Washington qui ont passé la main aux sociétés de sécurité. Les " forces mercenaires de déploiement rapide " des Anglo-Saxons cherchent à occuper le terrain africain. Déjà, les milieux militaires français s'inquiètent du désengagement tricolore en République centrafricaine. Le lâchage des bases de Bouar et de Bangui laissera bientôt la porte ouverte à EO, MPRI ou à d'autres, qui auraient tôt fait de négocier avec le pouvoir et ses opposants. Info ou intox ? Fin janvier, la rumeur

courait avec persistance à Paris comme à Londres, de tractations secrètes entre le gouvernement centrafricain et Executive Outcomes.

Ces menaces et l'urgence d'une réaction de la part de la France ont en tout cas poussé certains cercles à initier une réflexion sur l'option " mercenaires ". Un document circule depuis janvier 1998 : l'étude préconiserait le recours aux privés, leur guidage par la services français et l'élaboration d'une tactique adaptée qui privilégie la défense des intérêts français.

En définitive, dans les États-majors, mais aussi dans d'autres cercles, l'on voit poindre sinon une adhésion au principe de la dévolution au privé d'une partie du monopole de l'exercice de la violence réservé à l'État, la nécessité d'une sous-traitance. Dans les deux cas, domine une sorte de fatalisme grandissant : le sentiment que cette évolution est inéluctable. Fatalisme ou conditionnement ? Dans un cas comme dans l'autre, faut-il accepter une dérive simplement parce qu'elle est dans l'air du temps ?

 

L'illusion contre l'utopie

Le consensus n'est pas trop difficile à réunir entre mercenaires, militaires, experts en matière de défense et journalistes pour identifier ces tendances que nous avons décrites : le boom du marché de la sécurité privée, la privatisation des tâches de défense ainsi que l'acceptation grandissante de ces phénomènes de la part des États.

Mais à l'heure d'en tirer les conclusions, apparaissent de sérieuses divergences annonciatrices de débats houleux. Ceux-ci opposent et vont continuer d'opposer ceux qui considèrent l'évolution observée comme inéluctable et ceux qui estiment nécessaire d'y mettre un frein...

David Isenberg, du Centre pour l'information sur la défense de Washington, fait partie de la première catégorie. " Étant donné la longévité historique des mercenaires, il semble insensé de tenter de les interdire ", écrit-il. Il serait plus raisonnable selon ce chercheur américain de considérer les mercenaires comme des " armes de guerre " susceptibles d'être utilisées dans des conflits et dont l'usage doit être réglementé. On pourrait introduire la transparence dans les activités mercenaires en établissant un registre international des sociétés de sécurité dont le modèle pourrait être le registre des Nations unies sur les armes conventionnelles qui rassemble les déclarations d'importations et d'exportations des États, suggère Isenberg. Ce dernier propose également que les sociétés mercenaires soient tenues de respecter les protocoles de Genève et les différents instruments de la législation internationale en matière de protection des droits de l'homme. Les contrevenants seraient punis par des amendes et par la suspension voire l'interdiction, de leurs activités.

Le directeur de l'International Peace Information Service d'Anvers (IPIS), Johan Peleman, se montre sceptique quant à l'efficacité d'un registre onusien des contrats d'assistance militaire privée. Peleman fonde son opinion sur l'expérience observée depuis la création en 1992 du registre du commerce des armes conventionnelles. Lors d'une audition devant la commission du développement du Parlement européen, le 25 novembre 1997, sur les exportations d'armes et la prévention des conflits dans les pays en voie de développement, le chercheur italien Rafael Mariano Grossi rappelle que ce registre repose sur la " participation volontaire " des États. Ceux-ci décident souverainement d'inscrire leurs importations et leurs exportations d'armes. Il s'agit exclusivement d'armes lourdes : chars de bataille, véhicules blindés de combat, systèmes d'artillerie de gros calibre, avions de combat, hélicoptères d'attaque, navires de guerre, missiles et lanceurs de missiles. Ce registre, censé introduire la transparence sur le commerce des armes, constitue un cadre qui, à défaut d'être normatif, est efficacement informatif, estime Grossi, selon qui " le registre tel qu'il a été établi, capte la plus grande partie du commerce international d'armes dans l'ordre de 90 % à 95 0/o selon les différentes estimations ".

Néanmoins, Grossi lui-même reconnaît que ce système comporte des failles. " L'objectif de l'universalité dans la participation n'a pas encore été atteint ", dit-il. " Les dernières données disponibles, relatives à l'année 1996, comprennent les statistiques fournies par les dix premiers exportateurs, mais n'incluent que les statistiques des cinq premiers importateurs. Ainsi, des importateurs de premier rang comme l'Égypte ou l'Arabie Saoudite (5 % du total des importations d'armes enregistrées en 1996) n'ont communiqué aucune donnée. Les pays africains sont pratiquement totalement absents du registre. Si un chercheur comme moi-même devait compter sur ce registre comme instrument valable d'analyse, il pourrait conclure qu'aucune des parties engagées dans les conflits de l'après guerre froide en Afrique ou en ex-Yougoslavie n'a effectué d'achats d'armes depuis 1992 ", commente Peleman.

Ensuite, le registre en question ne tient aucun compte du commerce des armes légères. Or, sur plus d'une trentaine de conflits qui ont fait rage au cours de la dernière décennie, de l'Afghanistan à la Tchéchénie, en passant par l'Angola, le Mozambique et la Colombie, la plupart ont été menés grâce à l'accès facile des belligérants à des armes de petit calibre résultant de transferts internationaux, constate Edmund Cairns, responsable d'Oxfam. Qui plus est, dans pratiquement chacune des guerres en cours depuis 1990, hormis celle du Golfe, les armes légères ou de petit calibre, ont été responsable de neuf morts sur dix, assène Cairns.

De son côté, Liz Clegg, de l'ONG Saferworld, craint que les directives du ministre britannique des Affaires étrangères, le travailliste Robin Cook, annoncées en juillet 1997 en vue d'instaurer un code de conduite européen pour les exportations d'armes, ne soient guère suivies d'effets. Les directives Cook énoncent sans doute que le gouvernement de Sa Majesté " ne délivrera pas de licence d'exportation S'il y a un risque clairement identifiable que l'exportation proposée puisse être utilisée dans le cadre d'une répression interne ". Mais, note sans pitié Liz Clegg, cela n'a pas empêché le gouvernement travailliste du Royaume-Uni d'exporter des munitions, des bombes et des équipements de surveillance au régime indonésien, opprimant depuis des décennies la population de l'ancienne colonie portugaise de Timor-Est, qui clame son droit à l'indépendance. Face à un tel exemple, on ne voit guère pourquoi le Royaume-Uni et ses concurrents feraient preuve de plus de cohérence en matière d'exportation d'assistance militaire privée.

En effet, relève Peleman, le registre de l'ONU sur le commerce des armes conventionelles n'inclut que les données que les fournisseurs et les clients veulent bien communiquer au reste du monde. Or, bien que la plupart des échanges en la matière fassent l'objet de contrats officiels entre gouvernements ou establishments militaires, tant les Etats que les marchands d'armes privés se montrent tout à fait réticents à communiquer des informations sur ces contrats, étant donné leur caractère sensible sur les plans diplomatiques et stratégiques, poursuit le chercheur belge.

Celui-ci relève en outre que le registre n'inclut nullement le commerce clandestin qui s'est rapidement développé depuis la fin de la guerre froide, alors que le commerce officiel des armements est en déclin.

En outre, observe-t-il, le déploiement de compagnies privées de sécurité dans des zones sensibles, où leur présence fait naturellement problème, doit demeurer secret. " N'oublions pas que la motivation la plus importante de la privatisation des contrats d'assistance militaire est la faculté offerte à leurs véritables commanditaires d'opposer un démenti plausible à leur implication ", prévient Peleman.

Et de poursuivre " Le sale boulot perpétré par les services secrets et les forces spéciales des grandes puissances durant la guerre froide, est maintenant sous-traité à des compagnies privées de sécurité. " Dans d'autres cas, l’industrie de la sécurité opère de façon tout à fait " privée " et les questions d'auto-régulation, de comptes à rendre ou de transparence ne sont absolument pas réglées. Je pense personnellement que c'est un voeu pieux que d'espérer que l'industrie privée de la sécurité va rendre compte de ses opérations de façon volontaire ", estime Peleman.

" Il est tout à fait naïf d'espérer que l'autorégulation puisse être l'objet d'un débat sérieux, en l'absence d'une ligne de démarcation claire entre le conseil ou l'assistance militaire d'une part et le mercenariat considéré comme une activité criminelle par les conventions de Genève d'autre part. "

Aux yeux du chercheur belge, la question de l'extraterritorialité en droit international qui sanctionnerait l'emploi de mercenaires étrangers semble un instrument plus susceptible de dissuader l'industrie privée de la sécurité de s'impliquer dans des conflits. Excepté un nombre limité de cas (ceux d'Angola en 1977, Bob Denard en France […]), aucun des mercenaires impliqués dans des opérations clandestines et illégales n'a été puni pour ses méfaits ou même empêché de les commettre, constate Peleman.

Les États dont les citoyens ont été le plus souvent les plus impliqués dans des opérations mercenaires au cours de ce siècle (Royaume-Uni, États-Unis, Israël, France, Belgique, Allemagne, Portugal, Russie, Afrique du Sud notamment) n'ont jamais ou Si peu, fait preuve de transparence à propos de ces activités, y compris vis-à-vis de leurs propres parlements.

" Dans un domaine où la stratégie et la géopolique sont de plus en plus dictées par des intérêts économiques, je ne vois pas pourquoi des opérations spéciales financées par des gouvernements ou des intérêts privés, disparaîtraient du jour au lendemain ou deviendraient tout à coup transparentes. Par conséquent, un instrument de régulation a posteriori du type du registre sur le commerce des armes conventionnelles, ne constitue pas la solution pour empêcher des armées, des États ou des acteurs privés de soutenir leurs favoris, qu'il s'agisse de chefs de guerre, d'intermédiaires ou de dictateurs, dans leurs entreprises guerrières. La seule solution est une interprétation stricte du droit international et la punition de ceux qui sont impliqués dans des opérations de guerre illégales. N'oublions pas que le mercenariat est une activité criminelle au regard du droit international. Citez-moi l'un des pays auxquels j'ai fait référence, où l'on considère que l'autorégulation est un instrument préventif véritable contre la criminalité ! " défie Peleman.

Toutefois, nous l'avons dit, les États ne semblent guère disposés à adopter cette ligne intransigeante. Face à l'illusion de l'autorégulation et du mercenariat assermenté défendue par Isenberg, le contrôle de la situation par les Nations unies, ferait-il figure d'utopie? Une utopie comprise comme une Ithaque dont les Ulysses que nous sommes voudraient se rapprocher, même Si les sirènes du tout libéralisme concourrent aujourd'hui à nous en éloigner.

Est-ce parce qu'un courant puissant nous entraîne à la dérive, qu'il ne faut plus chercher à rallier le port, quand se lève la tempête ? En se gardant de tout manichéisme : le contrôle étatique en soi n’est pas une panacée. Nous devons cette justice aux mercenaires de rappeler que les plus grands crimes de guerre ne sont pas à mettre à leur passif. Hiroshima, Dresden, les génocides juifs et rwandais perpétrés grâce aux boucliers d'armées régulières sont là pour nous le rappeler à jamais.

Car la question demeure, lancinante : celle du contrôle, déjà nécessaire dans le cas des armées régulières. A fortiori dans celui de ces multinationales dont la seule légitimité repose sur la recherche du profit. Qui donc les contrôlera ? Les États affaiblis qui les appellent à la rescousse, dont la démarche trahit soit leur impopularité, soit leur incapacité à maîtriser la situation, quand les deux causes ne sont pas réunies ? Les États d'où Sont originaires ces entreprises au risque d'entraver l'exportation d'armes et de savoir-faire militaires ? Les paradis fiscaux comme les Bahamas, Jersey et Guernesey où les sociétés de Barlow et de Buckingham ont établi leur siège ?

Les citoyens, les politiques, les diplomates et les militaires qui se réclament de l'éthique du service public et non de la loi de la jungle ont pris un retard considérable dans ce débat qui les concernent tous. Une chose est sûre : plus le temps passe, plus les réseaux deviennent inextricables, se concilient des appuis au sein même des appareils d'État, des hiérarchies militaires et du monde des affaires. Les frontières commerciales sont en passe d'être abolies, les États qui les défendent passent pour les hérétiques de la nouvelle religion de la globalisation défendue par les États les plus puissants, déjà profondément infiltrés par les nouveaux condottieres.

L'Europe éprouve déjà des difficultés considérables à défendre ses modèles de protection et d'entraide sociale, face au dumping d'outre-Atlantique et d'Asie. La dernière des prérogatives des États, le monopole de la violence, est-elle sur le point de leur échapper ? Sommes-nous si sûrs que les exemples de Mathô ou de Rocafort, qui ont su ébranler des empires comme ceux de Carthage ou de Byzance, ne peuvent pas se répéter?

La première scène du James Bond sorti en 1997, Demain ne meurt jamais, qui montre un supermarché d'armements de tous calibres quelque part dans l'ex-URSS est-elle Si éloignée de la réalité ? Sans doute, le scénario pousse-t-il le bouchon assez loin avec le personnage de Carver, ce magnat de la presse mégalomane qui pour faire de l'audimat, est sur le point de déclencher un conflit entre Londres et Beijing, mercenaires et sous-marin furtif à la clé. Rappelons tout de même que CBS fut à deux doigts de financer une opération mercenaire en Haïti...

En 1991, le polémologue américain Martin Van Creveld prévoyait que les guerres entre États céderaient de plus en plus la place à des conflits orchestrés par des entités guerrières du type de l'ère prémoderne comme les tribus, les ethnies, les États-cités, des associations religieuses, les bandes de mercenaires et les grandes sociétés commerciales comme la Compagnie des Indes orientales britannique. Les événements que le monde a traversés depuis lors, rendent-ils ces proiections si ridicules ou invraisemblables ? Pourquoi les Etats-majors et les centres de recherche sur les thèmes de défense planchent-ils de plus en plus sur ces scénarios de nouveaux conflits. Pour le simple plaisir de la simulation ? Bahamas, Jersey et Guernesey où les sociétés de Barlow et de Buckingham ont établi leur siège ?