Pour beaucoup d' Européens tous les musulmans, même les plus ouverts, les plus libéraux et les plus laïques, sont des fondamentalistes. L'homme qui prononce ces mots dans un bureau du premier étage de la Medersa Gazi Husrev est Mustafa Ceric, rais ou président des imams de Bosnie Sa tunique noire, sa barbe légèrement grisonnante, sa toque d'un blanc immaculé avec une mince frange rouge a la hauteur du front lui confèrent un air de grande dignité et de noblesse. On dirait un personnage du monde ottoman qui vient subitement de sortir de son tableau pour recouvrer la vie. Cela fait presque une demi-heure qu'il me parle sans interprète dans un excellent anglais qu'il nuance de termes arabes Sans que je le lui demande, il a évoqué sa biographie a grands traits études de théologie et de sciences religieuses à l'Université AI Azhar du Caire, et imam dans les années quatre-vingts, de la principale mosquée de Chicago.

" Je suis le seul membre de la communauté religieuse musulmane de Bosnie qui ai fait ses études a la fois au Proche-Orient et en Occident. Jusqu'à l'an passé, je croyais fermement aux valeurs humanistes de 1' Europe : ses idéaux démocratiques, la Déclaration universelle des droits de l'homme, la liberté de croyance au sein de ses États laïques, bref tous les nobles principes inscrits dans leurs Constitutions. Le peuple bosniaque - les musulmans, et aussi beaucoup de Serbes et de Croates - y croyait comme moi. il voulait vivre dans le cadre d'un État pluriethnique et plurireligieux. Depuis mai 1992, nous sacrifions nos vies pour les principes de la Charte des Nations Unies. Et que s'est-il passé? Au lieu de nous aider, les gouvernements européens, Angleterre et France en tête, sont restés les bras croisés, ils permettent que nous soyons exterminés et ils nous refusent le droit de nous défendre, en imposant un embargo qui nous laisse démunis face a l'énorme arsenal de l'armée yougoslave confisqué par Milosevic pour son usage personnel.

" Après avoir avalé cette potion amère, je ne peux plus croire a l'humanisme européen. Les idées dignes de respect de la Déclaration universelle des droits de l'homme sont mortes en Bosnie. Des dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui les ont également soutenues gisent entassés, faute d'espace, dans les cimetières de Sarajevo ou dans des fosses communes sur tout le territoire bosniaque. Dites-le bien haut: ils sont morts pour défendre ces idées, au milieu de l'indifférence ou de la compassion hypocrite des hommes d' État et des diplomates européens

" L'Occident ne pourra pas, a l'avenir, nous donner des leçons d'éthique : Il a accepté que les bourreaux de la purification ethnique, calquée sur le modèle nazi, violent et assassinent systématiquement les femmes et les enfants, créent des camps de concentration et réduisent notre passé en cendres dans l'impunité la plus absolue. Vous qui vous vantez tant d'avoir vaincu la fascisme, est-ce que vous ne voyez pas qu'il est de nouveau là et qu'il a déjà porté le feu a l'intérieur de votre propre maison? Etes-vous devenus aveugles et sourds a la barbarie qui détruit Sarajevo ?

" D'un côté vous parlez de punir les coupables de crimes contre l'humanité, et de l'autre vous dialoguez amicalement avec eux en avalisant leurs conquêtes. Et c'est nous, les victimes, qui sommes punis, par l'impossibilité de nous défendre, par les bombardements, par la famine, par le blocus de l'aide médicale. La responsabilité première de cette tragédie incombe a Milosevic, a Karadzic et aux fanatiques de la Grande Serbie, mais celle de la Communauté Européenne n'est pas moindre. Ses gouvernements n'ont pas voulu mettre leurs principes en pratique, ils se sont comportés avec cynisme en méprisant les faibles.

" L'aide humanitaire…

" A quoi ça sert de nous nourrir au compte-gouttes Si on laisse les autres nous égorger ?

L’ argument de la menace fondamentaliste n'est pas exclusivement serbe. Plus d'un homme politique européen bâtit sa stratégie en fonction de celle-ci

" C'est bien la le problème. Beaucoup d'Européens restent marqués par les vieux schémas de l'affrontement historique entre la Chrétienté et l'Islam. Les fantômes du passé agissent comme un cauchemar dans leur subconscient. Les chetniks en profitent, ils attisent les terreurs ataviques, ils perpétuent l'esprit des Croisades et se proclament les champions de l'Europe face aux " Turcs ". Tout ça serait risible Si ce n'était pas, pour nous, une question de vie ou de mort

" L'Occident croit qu'il détient le monopole de la vérité, de la morale et de la conduite justes, mais sa politique dément tous les jours ces prétentions. En réalité, il veut maintenir sa domination politique et économique sur les peuples musulmans et, plus généralement, sur ce qu'il appelle " le Tiers Monde " ; il emploie tous les moyens pour nous empêcher de nous unir; il prétend nous persuader que nous sommes incapables de résoudre nos problèmes sans ses conseils et sans son aide Il connaît parfaitement sa supériorité technologique, économique et militaire, mais il a peur de notre force morale, parce qu'il en manque et qu'il le sait. "

Je l'interroge sur le plan de partage ethnique, de fédération ou de confédération d'États, discuté par les négociateurs de l'ONU et de la Communauté

" Lord Owen n'a ni parole ni honneur. Son comportement a notre égard a été un chapelet de mensonges et de promesses non tenues, suivis de menaces et de chantages pour nous obliger a céder devant la force et a accepter ce qu'il appelle " les nouvelles réalités ". Il n'a jamais considéré la Bosnie comme un Etat souverain. C'est l'exemple même de l'homme sans principes, incapable de distinguer entre le criminel et la victime, et en fin de compte, complice actif du criminel "

La conversation glisse vers un terrain plus intime les conséquences psychiques de la terreur et de l'encerclement. Se croit-il personnellement capable de conserver l'humanisme qu'il invoque, de résister au vertige de la haine ethnique?

" La situation est difficile, reconnaît Mustafa Ceric. Les chetniks propagent systématiquement l'affrontement racial, ils veulent éteindre toute lueur de merhimet (miséricorde et pitié) dans nos coeurs. Pour eux, ce sentiment qui est le nôtre, la répugnance a imiter leurs méthodes, est une preuve de bonté, c'est a dire d'infériorité. C'est pour cela que, sans y renoncer pour toujours, nous devons nous aguerrir, être forts empêcher qu'on nous anéantisse ou qu'on nous disperse comme les Palestiniens. Ils veulent extirper l'Islam des Balkans. Pour nous, l'heure est venue d'abandonner nos idéaux morts et de préserver l'existence et la foi de notre communauté. "

Dans l'après-midi, pendant que je transcris les notes de cette interview sur les pages de mon cahier, le tir des francs-tireurs redouble. Susan Sontag est arrivée ce matin et je dine avec elle, David Rieff et la photographe Annie Leibovitz dans la salle ai manger de l'hôtel Bien que nous soyons un lundi et que nous ne disposions pas, pour cette raison, du modeste buffet du self-service un pianiste anime la soirée enjouant atrocement des mélodies vaguement célèbres. Le Holiday Inn est plongé dans l'obscurité: nous discutons a la lumière des bougies Avec le fond sonore des canons, des mitrailleuses, l'ambiance est surrealiste Quelqu'un me donne le bulletin de l'institut de la Santé publique dans les dernières trente-six heures, les tirs ont fait huit morts et trente-cinq blessés!

La veillée se prolonge plus tard qu'a l'habitude et, quand je me lève de table, ma lampe de poche ai la main, je m'aperçois que l'animateur de la fête s'est éclipsé, sain et sauf

Personne n'a tiré sur le pianiste !

" Nous devons nous faire à la pauvre idée que donnent d'elles-mêmes ces démocraties qui ont été un jour l'orgueil du monde, écrivait Antonio Machado en 1938, en évoquant l'abandon de la République espagnole. Nous devons accepter la triste cuisine de leurs chancelleries, incapables d'invoquer, ne serait-ce qu'au nom d'une dignité de façade, le moindre principe, la moindre règle rigoureuse de justice. Comme si elles étaient depuis longtemps vaincues, ou subrepticement vendues à l'ennemi, comme si elles pressentaient que la clef (le leur avenir n'est déjà plus en leur possession ). Nous devons nous faire ai l'indigence de leur comportement au sein de la Société des Nations, transformant une noble institution qui aurait pu être l'honneur de toute l'humanité en organisme superflu, pour ne pas dire regrettable, et qui relèverait de la bouffonnerie la plus réjouissante Si cela ne coïncidait pas avec un des moments les plus tragiques de l'histoire de notre temps. "