BOSNIE : LES RESPONSABILITÉS OCCIDENTALES |
Jacques Biolley, Un génocide en toute liberté, Méandre et Wallada |
A la fin du vingtième siècle, en Europe, il est possible de déporter des gens par millions. Il est possible de lancer contre eux des hommes armés qui détruisent les habitations, déportent, massacrent, assassinent et violent. Il est possible enfin d'achever la besogne dans des camps de détention où sont affamés, violentés et souvent exécutés femmes, hommes et enfants. Et lorsque ce massacre pire que toute guerre arrive à son terme, il est possible de négocier le fait accompli avec les puissants de ce monde restés immobiles.
"La décision de laisser mourir, à peine née, la République de Bosnie-Herzégovine, [...] est imputable à l'Occident qui, fait unique dans l'histoire des relations internationales, a consacré le droit à l'existence de cet Etat et, dans le méme temps, lui a refusé, par l'embargo sur les armes, la possibilité de défendre son existence menacée." (A. Finkielkraut, Le Monde, 15 octobre 1992)
Ce non-soutien à la Bosnie est l'allié des nationalistes serbes qui pilonnent Sarajevo: "Ce n'est pas l'extrémisme de ses adversaires qui nourrit l'extrémisme de Milosevic, c'est [...] notre passivité même." (A. Finkielkraut, Libération, 21 juillet 1992)
A l'abri des représailles, les ultranationalistes serbes exécutent leur politique terrifiante. Disposant d'importants stocks de munitions issus de la période communiste, ils achèvent la déportation des populations civiles et poursuivent leur progression militaire ainsi que le siège de Sarajevo.
Par leur laxisme, les Occidentaux les ont encouragés à prendre de l'assurance, à tout oser... Et ils ont tout osé. Plus tard, quand se fera l'inventaire des destructions, des exécutions et des déportations, le monde dit civilisé se scandalisera comme il se doit. Etonné de son soutien indirect à la folie de la "purification", il se réjouira d'apprendre qu'à l'époque, "nous ne savions pas tout !" Quelque peu repentant, il se jurera, comme jadis, que cela ne se passera jamais plus. Et l'Occident en fera un épisode didactique de son histoire destiné à sensibiliser les nouvelles générations aux "horreurs du passé". Or, il apparait, hélas, que l'horreur n'est pas "didactique": le souvenir ou la connaissance des faits ne constituent pas une protection absolue contre leur réapparition.
Pour avoir laissé se perpétrer un génocide raciste sur leur sol, les Occidentaux ne peuvent plus se prévaloir de leur victoire d'il y a cinquante ans contre le nazisme. C'était un combat qu'ils ont mené. Celui de la Bosnie ne l'a pas été. Même la moindre aide en armes n'a pas été octroyée. Réduits au nanisme politique, ils ont privilégié l'aide humanitaire. Un soutien qui a permis de donner l'image d'un monde occidental présent sur les lieux du drame, alors que, fondamentalement, il en était absent.
"Combien de fois s'est-on demandé au sujet des camps du IIIe Reich si les Allemands savaient, si les Alliés savaient? Cela pour tenter d'expliquer leur existence, cela pour tenter de comprendre par exemple pourquoi les voies ferrées y conduisant n'avaient pas été bombardées. Mais au moins, les Alliés faisaient-ils la guerre aux Nazis, écrit Alain Finkielkraut dans le Monde du 9 août 1992. Aujourd'hui, les Occidentaux veulent avoir la paix. [Ni les destructions] ni la discrimination raciale dans toutes les régions occupées par la Serbie, ni même l'existence de camps de concentration dans la République serbe autoproclamée de Bosnie-Herzégovine ne sauraient les détourner de cet objectif prioritaire. La paix qu'ils défendent [...] c'est la paix du "laissez-moi la paix" avec vos villes saccagées, vos mosquées rasées, vos bébés assassinés par des francs-tireurs, vos enterrements bombardés et vos détenus expiant le péché de ne pas être Serbes en mangeant de l'herbe pour rester vivants."
Sous le choc des atrocités révélées par leurs commissions d'enquête, les Etats-Unis et l'Europe ont fait part de leur indignation. Ils ont pris ensuite des mesures quasi symboliques, et mis en place une aide humanitaire importante. Mais jamais ils ne se sont donné les moyens d'une menace crédible. Pendant des semaines, ils se sont concertés sur la manière de faire respecter ou non l'interdiction du survol de la Bosnie par l'aviation serbe. Mais sans agir.
"En Bosnie-Herzégovine, faut-il le rappeler, le rapport des forces est totalement déséquilibré. Les milices serbes disposent d'environ 67 000 hommes, 300 chars lourds, 180 véhicules blindés pour le transport des troupes (VBTT), et 480 pièces d'artillerie. Le cas échéant, elles peuvent obtenir le soutien de l'armée fédérale, qui leur est entièrement acquis. Celle-ci possède environ 1000 chars lourds, 950 VBTT, 1300 pièces d'artillerie, des missiles, 480 avions de combat, 136 hélicoptères armés et 135 000 soldats d'active" (estimations recoupées par l'Institut International d'Etudes stratégiques de Londres, en septembre 1992, cité par Raufer et Haut, op. cit. 164-166)
Les Musulmans, eux, ont levé une garde territoriale de 60 000 hommes environ. Si ce n'est qu'ils ont pour "alliés intermittents" les Croates, leur force à eux s'arréte pratiquement là. Ils disposent encore de quelques mortiers et de quelques canons. "Selon des sources officielles américaines: 2 chars d'assaut, 2 transports de troupes blindés et une vingtaine de pièces d'artillerie lourdes ou moyennes." (X. Raufer et F. Haut, Le chaos balkanique, p.65)
Le déséquilibre est manifeste: les uns se défendent tant bien que mal avec avant tout des armes légères, les autres disposent de canons, de tanks et d'avions par centaines. "Peut-on en effet appeler "guerre" I'injustice hallucinante d'une attaque armée, avec avions de combat, tanks et canons, contre un village de paysans, un bourg de civils, un quartier de la ville? La mise à sac et la démolition systématique et radicale de certains de ces lieux, déjà vidés de leurs habitants? Peut-on comprendre les inconcevables abominations [...] exercées contre tous, enfants, femmes, hommes, vieillards [...]? Comment peut-on imaginer la répétition de tout cela dans une telle durée, pendant tous ces mois de tergiversations dans l'Europe abritée, alors que nous savons ce que coûte une seule minute de vraie souffrance?" (Véronique NahoumGrappe, Le Monde, 13 janvier 1992)
A cela, les Occidentaux répondent qu'ils sont parvenus à maintenir la paix! "Dès lors que leurs intérêts vitaux ne sont pas en cause, ils répondent à la force par des protestations indignées et des mesures symboliques ou humanitaires sans effet dissuasif." (A. Finkielkraut, Le Monde, 9 août 1992). Ces protestations et ces mesures ont été d'un poids ridicule, aucunement assez crédible pour faire reculer un tant soit peu les extrémistes serbes de Bosnie et de Serbie. Jamais ceux-ci n'ont eu à hésiter pour agir : la mollesse de l'indignation internationale est pour eux le gage d'une première impunité. Ils ont même dû s'étonner de constater que l'Occident, qui les blâmait modérément, allait jusqu'à empêcher les assiégés de Sarajevo ou d'ailleurs de s'armer.
Les Occidentaux n'ont jamais fait secret de leurs hésitations, de leurs peurs, de leurs réticences ou de leurs divergences quant à une réaction. Ils ont donné champ libre durant plus d'un an aux pires actes. "Ce qui me chagrine, c'est que nous passons notre temps à essayer de convaincre les Serbes, d'ailleurs avec succès, que [pour nous] I'emploi de la force est exclu. Je ne suis pas certain que ce soit le meilleur langage à tenir." (François Heisbourg, Directeur de l'Institut international d'études stratégiques de Londres, Le Nouvel Observateur, août 1992)
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Devant ces faits, l'opinion publique, très tôt lassée de ce conflit, n'a pas pris la peine de scruter au-delà du "tous coupables". La pseudo-complexité des ethnies (ravalées au rang de "factions ennemies") sert d'argument pour ne plus essayer de comprendre, et de prétexte pour accuser tous les belligérants d'égale barbarie. Cette réaction est légitime quant aux crimes commis, mais pas quant aux responsabilités. En effet, sans intention d'accabler un groupe plutôt qu'un autre, force est de constater que la politique génocidaire dite de "purification ethnique" est, à l' origine, celle des extrémistes serbes. Ils ont érigé en système le fait de purger un territoire d'une population ethniquement différente. Eux seuls ont poursuivi avec autant de persévérance ces exactions contre lesquelles le monde avait le devoir de se révolter. Les atrocités commises par les forces musulmanes et croates, si elles sont aussi criminelles, ne sont pas du même ordre. Elles n'ont pas le caractère systématique et organisé du génocide décidé et accompli par les forces ultranationalistes serbes.
Pour preuve, ces propos du département d' Etat américain: "Les exactions auxquelles se livrent les forces serbes, en Bosnie, vont au-delà de tout ce qui a été observé en Europe depuis l'époque des nozis [...] Les atrocités des Croutes et des Musulmans bosaiaques pâlissent à côté de l'ampleur et de la cruauté calculées des tueries et autres abus perpétrés par les forces serbes et serbes bosniaques contre les Musulmans de Bosnie. [...]" (Le Monde, 21 janvier 1993)
C'est fort de cette constatation que nous ne pouvons pas mettre sur un pied d'égalité, au niveau de la responsabilité dans l'intensification de la guerre contre les civils, les crimes des extrémistes serbes et ceux des autres. Cela en raison de "l'ampleur et la cruauté calculées des tueries", et de l'existence d'une volonté globale et concertée de "nettoyage ethnique". Sans cesse, les commissions d'enquête ont confirmé ce jugement qui n'est pas un a priori partisan, mais un fait, une réalité avérée dont on doit tenir compte. Seuls les nationalistes serbes contestent la gravité de leurs propres actes, et cherchent à se disculper. Mais n'est-il pas légitime de porter crédit à ce qu'affirmait la commission des droits de l'homme de l'ONU, le 23 février 1993: "Les responsables des forces paramilitaires serbes [agissant] en Bosnie et en Croatie, ainsi que les chefs politiques et militaires de Belgrade, sont les responsables des actes les plus répréhensibles, les plus systématiquement organisés et les plus nombreux." (Isabelle Vichniac, Le Monde, 25 Février 1993)