LA QUESTION DU KOSOVO
 
Ibrahim Rugova
Entretiens avec Marie-Françoise Allain et Xavier Galmiche

 

Présentation
En silence à cause de cette violence
Le cheval porte son maître jusqu'à la mort
Le crime annoncé

Présentation

Depuis treize ans, l'étau se resserre sur le Kosovo.

En 1981 - un an après la mort de Tito - , les manifestations réclamant la reconnaissance de cette " province autonome de Serbie " au rang de septième république de la Fédération yougoslave sont noyées dans le sang et suivies de milliers d'incarcérations.

En 1989, dans l'atmosphère survoltée de la dissolution de la Fédération, l'autonomie de la région est autoritairement supprimée, les institutions suspendues. Rendue à la gestion directe de Belgrade, la population, albanaise à 90 %, est victime d'une terreur systématique. Celle-ci s'applique d'abord par la voie administrative : au nom des mesures exceptionnelles promulguées sous forme de loi en juin 1990, hôpitaux, écoles, organes de presse, maison d'édition, entreprises d'Etat, etc., sont repris en main par les Serbes, la moitié des personnes au travail est mise à pied; mais cette terreur est aussi policière: meurtres, tortures, perquisitions dans les familles, harcèlement pénal massif

En treize ans, environ 800 000 personnes, soit un adulte sur deux, ont été interpellées par la police; très appréciées pour leur " discrétion ", les peines de prison de trente à soixante jours, infligées à titre administratif - donc sans procès - auraient touché près de 30 000 personnes...

On s'accorde en général à faire remonter aux manifestations de 1981 le début du processus de dislocation de la Yougoslavie qui dégénère depuis trois ans en affrontements et agressions. On dit souvent que la guerre en ex-Yougoslavie a commencé au Kosovo et qu'elle finira au Kosovo... Quoi qu'il en soit, le danger de conflit ouvert, déjà ancien, est toujours présent; et chacun sait que, dans les conditions d'inégalité des capacités militaires déjà si claires en Bosnie et encore bien plus criantes au Kosovo, un conflit ouvert ne serait pas une guerre mais un massacre. Dans ces conditions, toute aggravation de la terreur peut être appréciée comme une nouvelle phase d'un lent processus mûri par Belgrade pour en finir définitivement avec le problème des Albanais du Kosovo. Tout cela procède d'une même volonté, ce sont les préparatifs, les préludes à la catastrophe (1).

Faire parler Ibrahim Rugova, que l'immense majorité des Albanais du Kosovo a plébiscité et élu président de leur république, procède donc d'un sentiment d'urgence. Le temps presse, la dénonciation de la terreur est aussi un appel à la protection d'une population menacée de mort face à un appareil militaro-policier en situation d'impunité totale : ils [les militaires serbes] agissent comme ils le veulent, et ils savent comment cela va se passer ici [au Kosovol. ils n 'auraient même pas besoin de beaucoup de soldats - regardez, il n ' y a pas beaucoup de militaires autour de Sarajevo - , il leur suffit d'appuyer sur des boutons. Chez nous, ce sera pire. Ibrahim Rugova lui-même ne ménage pas ses efforts pour user de la seule arme dont il dispose au niveau international, sa parole et sa persuasion, et demander à l'occasion des contacts diplomatiques qu'il parvient à nouer, de plus en plus souvent et à très haut niveau, des dispositions concrètes de prévention du conflit : il faut prendre des mesures d'urgence. [Je demande] une protection internationale pour quelques années afin de calmer un peu la situation, installer des institutions démocratiques. Après, on pourrait parler du statut du Kosovo.

Cette politique de prévention du drame n'est pas pour autant une tactique à court terme. Au contraire, elle repose sur une méthode de résistance et procède d'un refus de répondre aux provocations. C'est une " guerre sans armes "; la politique est une guerre sans armes, la mauvaise politique finit par les armes. Ce refus obstiné, généralisé par la Ligue Démocratique du Kosovo (1), et, à sa tête, par lbrahim Rugova, fait donc le pari d'une espèce de sublimation de la violence par la patience. En droit, la LDK est l'une des formations politiques instaurées au Kosovo lors de l'introduction du multipartisme en 1989, et elle est de très loin la première, avec plus de 800 000 membres (sur une population de 2 millions d'habitants). Mais son ascendant dépasse en fait celui d'un simple parti: elle suit une politique de coalition avec les quatre autres grands partis du Kosovo, et apparaît à la population comme le seul garant de la vie politique et sociale.

 

Avant d'être une position de principe, elle est d'ailleurs déterminée par la situation de dénuement (économique, mais surtout légal, juridique et militaire) des Albanais du Kosovo, ce dont Rugova ne disconvient pas : notre mouvement est issu d ' une nécessité et d'un choix. Les gens comprennent qu'à long terme on peut gagner - et aussi qu'il n ' y a pas d'autre choix que l'auto-contrôle face à la terreur. Méthode pragmatique au jour le jour (une philosophie politique qui veut que nous nous occupions d'abord du présent), véritable art de l'esquive (au Kosovo nous avons le front de la violence et de la ségrégation; il ne dégénère pas encore en guerre grâce à notre politique de résistance), elle est néanmoins tournée vers l'avenir. Négation radicale de ce stéréotype qui court encore - les Albanais seraient le peuple des sanglants règlements de comptes (mélange de logorrhée raciste et de langue de bois communiste, la rhétorique haineuse distillée dans les publications de propagande à plus ou moins bon marché attribue à l'Albanais à la fois la violence du primitif et la sophistication du terroriste moderne et lui reproche sabotages et menées irrédentistes), elle a su inspirer l'affirmation du droit à la vie sociale, politique, engageant un modèle de société civile. Je dis que maintenant au Kosovo nous avons une liberté à l'intérieur de nous, de la société des Albanais. Opprimés, mais organisés. C'est une situation bizarre et contradictoire. Mais l' on gagne avec cette conception plus large, morale. En quelques années, et en réponse au verrouillage systématique des institutions, une autre société est née.

 

En mordant sur la sphère privée, le mouvement civique du Kosovo a reconquis un espace public nié par Belgrade. Tant bien que mal, l'enseignement fonctionne (on fait classe dans les maisons privées), tout comme l'édition, la santé (un réseau de " cliniques " privées) et une forme de solidarité sociale qui assure à chacun de ne pas mourir de faim; issue de ces " conseils de réconciliation " qui ont permis, de 1989 à 1991, d'éteindre la vendetta dans tout le pays, une sorte de justice fonctionnerait, elle aussi... Ibrahim Rugova ira jusqu'à dire en décembre 1993 : seul fonctionne notre système. Et même les consultations organisées au Kosovo - référendum de septembre 1991 sur l'indépendance, élections législatives et présidentielle le 24 mai 1992 - ont remplacé dans l'esprit des Albanais celles de Yougoslavie et de Serbie, qu'ils boycottent systématiquement ; même si leur déroulement est rendu difficile par la police, même si les élus ne peuvent exercer leur mandat, elles ne sont plus " clandestines ".

Du point de vue institutionnel, ce cas de figure - la mise en activité d'institutions et de réseaux sociaux dans un pays légalement dans l'impasse - est sans doute inédit en Europe. S'agit-il d'une société " parallèle ", telle qu'elle a pu exister dans les pays communistes ? (La société parallèle suppose l'existence, à côté ou plutôt en dessous de l'espace public officiel, d'une sphère dissidente , ainsi que la constitution d'une " zone grise ", couche de citoyens déchirés entre ces deux mondes, haïssant le premier mais hésitant à sauter le pas et à s'identifier radicalement au second.)

Le système scolaire de remplacement peut prêter à un tel rapprochement, car dans les deux cas l'important est d'assurer, en marge d'un réseau officiel, défaillant et illégal à sa manière, la vie de l'esprit, de maintenir une continuité culturelle, morale, politique, etc. Par ailleurs, tout cela se joue dans un contexte de gêne extrême: au Kosovo, les enfants sont assis par terre, entassés à trente, quarante par pièce dans les maisons privées qui leur servent d'écoles. Toute cette pauvreté (Quant à la LDK, elle a pour siège le bâtiment miteux de la Ligue des écrivains du Kosovo, édifié sur un terrain vague près d'un stade délabré) - pour ne pas parler de la franche misère de tant de familles - a des airs de déjà-vu - pour qui a approché le monde parallèle des pays communistes.

Mais, dans les pays où elles existaient, ces institutions " alternatives " gardaient un caractère exceptionnel et, à leur manière, élitiste : séminaires en appartement; concerts, représentations théâtrales et expositions en jardins; samizdats; etc. Même dans la Pologne de Solidarnosc, où elles prirent l'ampleur d'un phénomène de masse, elles étaient conçues comme des solutions intermédiaires, en attente de la reconquête d'un pouvoir occupé par des imposteurs.. Chez les Albanais, le front du refus était lui aussi le fait d'individus plutôt isolés ; depuis 1989 s'est constituée au Kosovo, avec une clarté manifeste pour qui s'y rend, une vraie " société de résistance ", impliquant l'ensemble de la population. Et lorsque tout un peuple entre en dissidence, peut-on encore parler de dissidence? Aussi les Albanais du Kosovo sont-ils rétifs à désigner cet espace de survie comme un monde " parallèle ". Ils y voient bel et bien l'espace de référence et en ressentent la légitimité comme une évidence à côté de laquelle le maintien des institutions officielles fait figure de mascarade. Le seul débat qui puisse menacer (gravement peut-être) cette évidence est d'ordre interne et tourne (comme au sein, sans doute, de toutes les résistances) autour du rythme - patient ou pressant - sur lequel te mouvement doit s'affirmer. Une aile plus radicale, toujours prête à en rajouter sur l'aspiration nationale, existe en effet, et Rugova se fait ostensiblement le devoir démocratique de ne pas la nier. Représentée en particulier par l'écrivain Rexhep Qosja, sa virulence rend d'autant plus appréciable le pacifisme sans faille d'lbrahim Rugova.

Il y a maintenant chez nous une certitude. Nous sommes prêts. Nous avons de l'expérience. Avec notre organisation, nous sommes actifs, non pas actifs par la guerre, mais par autre chose. Nous avons cette liberté intérieure, psychique, et ce sont les premiers pas vers la liberté physique et, un jour, collective. Défiant la noirceur des perspectives internationales, dépassant aussi la stricte logique d'un attachement national que, par ailleurs, il n'occulte jamais (la formulation ouverte d'une demande d'existence nationale remonte au moins à 1968, qui fut comme ailleurs une année chaude en Yougoslavie - le slogan " Kosovo - République " fit alors son apparition - ; sans doute l'immense discipline des Albanais du Kosovo est-elle aussi une façon d'assouvir cette avidité de reconnaissance nationale accumulée depuis lors) , Ibrahim Rugova catalyse et formule cette expérience, à la fois si concrète et de plain-pied avec la philosophie politique, de constitution du sujet civique, que vivent en ce moment, et en masse, les Albanais du Kosovo. Et c'est sans doute à Rugova qu'ils doivent cette cohérence entre la gestion adroite et pragmatique des contingences quotidiennes et cette nouvelle naissance à la sphère publique, cette " subjectivité politique " au vrai sens du terme : avènement du Sujet dans la sphère du droit politique.

On l'a souvent dit, le massacre de Sarajevo broie non seulement les hommes, mais encore la foi dans la coexistence entre peuples et religions, cette pluralité d'" une culture à quatre voix dans laquelle l'existence de l'autre est la confirmation de la mienne et vice versa " (Dzevad Karahasan, " Discours de la méthode bosniaque ", in Vukovar-Sarajevo, p. 22) . Le massacre au Kosovo, quant à lui, anéantirait non seulement les hommes, mais encore la validité de la subjectivité politique, individuelle et collective. Sarajevo n'a certes pas le monopole de la pluralité (tant d'autres villes ont été et sont détruites pour l'avoir, elles aussi, incarnée); le Kosovo ne détient pas non plus le monopole de la subjectivité politique. Mais de la pluralité Sarajevo est devenue le symbole, en tant que dépositaire d'une catégorie essentielle à la survie de l'existence civique, et le danger inhérent à sa disparition, " c'est qu'il ne reste au monde qu'une seule Jérusalem : l'unité du monde doit se manifester en deux endroits au moins pour être crédible et afin que nous puissions en faire l'expérience (ibidem) ". De la même façon, la subjectivité politique devient l'enjeu du destin du Kosovo, en dépit et à cause du contexte menaçant dans lequel elle est formulée, et cette région du monde est désormais la dépositaire d'une catégorie essentielle à la survie de la politique. Il faut, pour nous aussi, que l'affirmation du droit se fasse en ce point où tout semble contre elle, " pour être crédible et afin que nous puissions en faire l'expérience ".

Cette émergence du politique a donc un effet bizarre et paradoxal. Paradoxal: un espace s'ouvre, du fait de la résistance à l'étreinte de la terreur. Les gens sont totalement engagés dans l'avenir, attachés à s'organiser, à se mobiliser. ils savent. C'est une question de survie. Ils sont plus solidaires. C'est cela aussi, l'état d'exception.

Tout marchandage, toute proposition de négociations qui oublierait cette expérience civique du Kosovo et le réduirait à un espace de pure stratégie politique et militaire aboutirait donc à l'impasse. Non seulement parce que la population y verrait, à raison, une promesse d'anéantissement par le massacre ou la déportation de masse (des plans de transferts massifs de population du Kosovo seraient volontairement divulgués par les politiciens serbes) , mais aussi parce qu’ elle a commencé à vivre dans ces perspectives. On voit ainsi se constituer, tout au long de ces entretiens, un système politique élaboré de façon pragmatique au cours des dernières années. Ibrahim Rugova nourrit, à propos de l'ordre international à venir, une vision à long terme de l'indispensable coexistence qu'il faut instaurer entre les États des Balkans.

En retrait peut-être sur son propre programme, et en tout cas sur les visées de cette aile radicale des Albanais d'ex-Yougoslavie qui prônent une révision sans délai des frontières internationales susceptible de les rassembler dans une Albanie élargie, Ibrahim Rugova préfère en effet évoquer la nécessaire interdépendance des pays qui sortiront des tourmentes actuelles, quelles que soient leurs lignes de partage territorial . Certes, un ensemble de positions (d'ailleurs nuancées) a été élaboré par la LDK et présenté par Rugova afin de prendre en considération les éventuelles modifications des critères retenus par la communauté internationale sur la question des frontières ; mais ce sont là des propositions de travail Pour lui, l'important est que le Kosovo soit un Etat neutre orienté vers l'Albanie et la Serbie, et ouvert aussi sur la Macédoine et le Monténégro. Cette doctrine du commerce entre Etats pourrait bien, de proche en proche, servir de référence à l'inévitable réforme à laquelle la communauté internationale, sur fond de dévalorisation de l'Etat-nation, devra soumettre ses concepts : une redéfinition non tant du tracé des frontières que de la doctrine même des frontières étanches.

Au-delà des engagements verbaux qui constituent l'un des enjeux et des gages de ces entretiens - Etat neutre et ouvert, laïc, avec des institutions démocratiques et pluralistes - , garantis d'une certaine façon par la culture démocratique acquise jour après jour dans la résistance - nous pouvons garantir qu'il n 'y aura pas de revanche, qu'on ne le permettra pas; si demain notre gouvernement, venu au pouvoir, permettait une chose pareille en vertu d'" ils ont fait ci, donc on leur fait ça ", cela signifierait que notre mouvement n ' aurait rien voulu dire, n' aurait rien fait pour que cesse le cycle de la violence - , la perspective intérieure apparaît comme le pendant de cette conception ouverte de l'international: celle d'un Etat lui aussi " moderne ", fuyant l'édiction de critères d'appartenance rigides et imprescriptibles, un Etat où la citoyenneté n'est mesurée à aucune essence (nationale, historique ou autre), mais est donnée par l'existence : l'existence (qui, elle, peut aussi bien être, entre autres, l'existence nationale), son développement, sa réalisation, son intégration (tant en économie qu'en politique, ce qui suppose l'instauration de relations de voisinage dans la région) - tous ces termes fondent la philosophie pratique de Rugova et circonscrivent l'espace d'un droit encore à construire.

Cette position n'est pas idéaliste. Elle s'autorise d'une analyse qui est en fait réaliste: [dans les Balkans], nous sommes tous des petits. Les Serbes aussi. il y a six ou sept millions d'Albanais, six ou sept millions de Serbes, neuf millions de Bulgares, dix millions de Grecs. il faut comprendre que nous sommes tous des petits, il faut collaborer, être amis demain, s'intégrer, chacun là où il est. Ce n 'est pas une tragédie.

Quand on lui demande si ce système politique est le fruit d'une théorie, Rugova répond : nous n'avons pas de temps pour la théorie. Sa politique se passe-t-elle pour autant de manifeste?

En premier lieu, Rugova ne congédie pas la théorie en tant que telle. Au contraire, il se définît d'abord par elle (mon nom d'intellectuel, c 'est ce qui restera de moi, s'il reste quelque chose, dans l'histoire albanaise); il ne se prive jamais non plus du plaisir de rappeler l'influence qu'il a subie du monde occidental, notamment français (en 1976, il a été boursier de l'Ecole des hautes études, inscrit au séminaire de Roland Barthes), et son attachement à une philosophie qu'il appelle "moderne", marquée du point de vue scientifique par le structuralisme et la sémiologie. Sa grande inspiration reste l'existentialisme (comme dans beaucoup de pays anciennement communistes), et s'il est vrai que, pour le meilleur et pour le pire, les peuples des Balkans plus que d'autres donnent procuration à leurs intellectuels pour les représenter et formuler leurs systèmes de valeurs (Certains membres de l'Académie des sciences de Serbie n'ont-ils pas entraîné, dans l'autre sens, leur peuple vers le bellicisme actuellement mis en pratique par le pouvoir en signant le fameux Mémorandum de 1986 ? ), Le peuple du Kosovo est engagé par Ibrahim Rugova à se reconnaître dans les valeurs politiques et spirituelles de l'Europe.

D'autre part, son système politique est le fruit - ce n'est pas la moindre influence de l'existentialisme - d'une élaboration " en situation " (la lecture des entretiens, par l'aller-retour constant entre pratique et doctrine, permet saris doute de s'en faire une idée). il y a deux voies pour les intellectuels: rester dans les livres ou être pris par l'action. Critique littéraire pris par l'action politique au cours des années quatre-vingt, Ibrahim Rugova assure à cette politique sa constance et sa cohérence. Peut-être d'ailleurs est-il le seul à pouvoir le faire. Dès lors, qu'arriverait-il s'il disparaissait ? En marge de ces entretiens, il nous confiait: ils me gardent pour la fin, quand ils voudront provoquer les Albanais [...]. Mais je suis fort, et je laisse cette organisation. Colosse, frêle colosse du Kosovo...

Nos entretiens, qui se sont déroulés en français, se sont étendus sur un peu plus de deux ans. La première rencontre, avec Marie-Françoise Allain, a eu lieu à Paris en mars 1991. En février 1992, lors de notre reportage au Kosovo, nous avons interviewé Rugova au siège de la LDK, à Prishtina. En 1993, après que le projet d'une publication plus complète eut pris corps à l'initiative du comité Kosovo (Le comité Kosovo, fondé fin 1992 à Paris avec le soutien de la revue Esprit, est présidé pat Antoine Garapon et animé entre autres par Olivier Mongin, Pierre Hassner et Pascal Bruckner. Il fonctionne en étroite collaboration avec Musa Jupolli et Muhamedin Kullashi, qui vivent à Paris et sont également membres du comité.), les contacts devinrent plus fréquents, mais aussi plus malaisés: nous nous voyons refuser le visa d'entrée en Serbie en avril, et nous finissons, en juin, par rejoindre Ibrahim Rugova en Suisse pour quelques journées d'interview continue; enfin, en décembre, nous aurons avec lui plusieurs conversations à Paris, à l'occasion de sa visite au ministre français des Affaires étrangères, M. Alain Juppé. (Cette rencontre était initialement prévue pour le mois de novembre; elle fut reportée, la police serbe ayant imposé à Rugova un trop long délai pour le renouvellement de son passeport.)

Nous n'avons pas voulu cacher dans la transcription qu'on lira plus loin cet éclatement géographique non plus que l'étalement dans le temps, qui laisse apparaître l'évolution des conflits en ex-Yougoslavie, ajoutant aux perspectives propres du Kosovo le paramètre menaçant d'une agression voisine et contagieuse. Paradoxalement, Rugova semble avoir, à mesure que croissaient les périls, gagné en sérénité et, au sens presque physique, en gravité, comme un corps aux prises avec des forces contraires, qui, pour mieux lutter, doit " prendre sur lui ". Les premiers chapitres (premier à 5) relatent l'instauration et le fonctionnement, tout au long des années quatre-vingt et jusqu'à aujourd'hui, des deux systèmes - de terreur et de résistance. Les deux chapitres suivants développent de façon plus autonome des considérations sur l'Histoire et les perspectives d'avenir; quant au dernier chapitre, il tente de dresser un portrait du personnage.

Il faut donc parler de l'homme. Sa silhouette, où se mélangent curieusement des signes d'ascétisme (maigreur, rigueur, profondeur de la voix) et de chaleur (rire parfois, feu intellectuel souligné par cette écharpe portée en toutes saisons, trophée, paraît-il, des années d'étudiant à Paris). Ses propos portent de même la double marque du contrôle et de l'obstination: non seulement dans cette capacité, qui fait les hommes politiques, à répéter inlassablement et à tous publics les évidences simples de la situation, mais aussi dans l'insistance pour aller jusqu'au bout d'une idée, pour épuiser l'argument au prix d'un travail véritablement pédagogique. S'il est vrai que le charisme d'un homme vient de son don (instinct ou grâce) à rendre physiquement

1. Ce recueil d'entretiens n'est pas un livre d'histoire. Eût-il voulu l'être, il se fût heurté à "la grande pitié de l'historiographie concernant le Kosovo : non seulement elle est partiale, mais elle l'est de façon particulièrement abrupte. Les faits qui gênent la thèse soutenue ne sont pas discutés, ils sont même rarement minimisés ils sont purement et simplement passés sous silence " (Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie, p. 229 ; voir bibliographie). Pourtant, les propos tenus par Rugova apportent certaines révélations sur des épisodes à notre connaissance presque complètement passés sous silence par l'historiographie. Par exemple, le récit qu'il fait de l'épisode de l'État militaire instauré arbitrairement par Tito durant les six premiers mois de 1945 a ainsi une haute valeur d'information mais aussi de confession familiale, puisque c'est au cours de la liquidation sommaire de l'élite albanaise mise en place à cette époque au Kosovo que ses père et grand-père - lui-même étant alors nouveau-né - fuient exécutés. Comme des animaux...

évidente la justesse de sa cause, alors Rugova est un homme que sa parole rend charismatique.

A l'heure où nous achevons ces lignes, la télévision projette les images des morts et des blessés de cette énième et monstrueuse attaque de Sarajevo. Qu'êtes-vous, que sommes-nous prêts à faire pour que cesse le cauchemar - et que cesse au Kosovo le " meurtre collectif d'un peuple en silence (selon les mots de Christine Von Kohl, responsable d'Helsinki Watch à Vienne, en visite au Kosovo en 1991) " et ne se produise pas son massacre annoncé ? Nous espérons que ces entretiens démontreront qu'il n'est ni insensé ni déplacé de poser la question et d'y répondre. Nous les avons menés avec un homme qui n'a désarmé devant aucune des nôtres, qu'elles fussent naïves ou pressantes. Puisse la transcription ne pas avoir altéré la constance morale Si sensible de ces propos. Puisse-t-elle avoir conservé cette simplicité par laquelle Ibrahim Rugova semble murmurer, comme cet autre homme dont il a si souvent évoqué pour nous la figure : ce que j’ai dit, je l'ai dit.

 

MARIE-FRANÇOISE ALLAIN et XAVIER GALMICHE,

Paris-Budapest, 7 février 1994.

"En silence à cause de cette violence"

État des lieux

Nous nous trouvons dans un coin tranquille de Suisse, à Crans Montana, le 19 juin 1993, afin de nous entretenir avec Ibrahim Rugova de sa vie et de la situation au Kosovo. Notre interlocuteur est installé en face de nous, et cette présence est d'autant plus forte que, par rapport à nos précédentes rencontres, à Paris en mars 1991 et à Pristina en février 1992, la guerre dans l'ex-Yougoslavie s'est étendue à la Bosnie et que sur le Kosovo l'étau se resserre encore.

IBRAHIM RUGOVA - Pour l'instant, on me laisse parler... mais c'est une question de temps et de lieu. J'insiste pour dire que nous sommes en Suisse parce que, sous le régime actuel, on interdit à la plupart des observateurs étrangers et des journalistes l'entrée au Kosovo. C'est une atteinte supplémentaire à nos libertés. On nous retire les dernières possibilités de témoigner qui nous restent. Mais pour l'instant, on me laisse sortir.

 

QUESTION - Voulez-vous dire que vous êtes personnellement menacé, du moins dans votre liberté de mouvement ou d'expression, ou bien que la situation, déjà très critique, se dégrade encore au Kosovo ?

R - Les deux probablement. Tout peut arriver. Toutes sortes de problèmes. Une fois, en rentrant d'un voyage à l'étranger, j'ai été arrêté sur la route de Skopje à Pristina. Ils ont essayé de nous attaquer, de nous tuer, avec mes amis. Il était environ neuf heures du soir. Mais nous étions très calmes et nous n'avons pas accepté les provocations. Je me demande par quel " accident " ils vont nous éliminer, parce qu'ils sont très allergiques à la Ligue démocratique du Kosovo - elle a une grande autorité dans le peuple. Mais il faut continuer. Ce sont des choses qui comportent des risques.

Les journalistes et les diplomates me demandent parfois:

" Pourquoi êtes-vous encore en liberté ou dans cette prétendue liberté ? " J'explique: " Peut-être grâce à cette autorité que j'espère un peu internationale et grâce à ce mouvement non violent que nous avons créé. " Peut-être aussi qu'ils me gardent pour la fin... pour provoquer plus les Albanais, terminer ce mouvement, ouvrir un conflit. J'ai assumé les risques. Mais là-bas, au Kosovo, je suis sans aucune protection - comme les autres. Ils peuvent m'éliminer quand ils le veulent, dans ma maison ou autre part. D'ailleurs, aucun Albanais n'est en sécurité, ni dans sa maison, ni dans la rue. Moi aussi, je suis contrôlé par la police - quand je vais de chez moi à mon bureau. Quand je passe la frontière de Macédoine, ils m'arrêtent une heure, deux heures. Je garde mon calme. Quand ils le veulent, ils peuvent me... Ce n'est pas grand-chose pour ce régime. Maintenant, c'est plus dangereux encore, à cause des unités paramilitaires qu'ils ont installées là-bas.

Q - Qu'est-ce qui caractérise la situation actuelle au Kosovo?

R - Une forte tension qui peut, je le crains, mener à

une explosion. Cela devient très critique. Depuis 1981, les Albanais sont soumis à des poursuites et de graves persécutions. Ces trois dernières années, ils subissent une répression permanente: chaque jour, quelqu'un est maltraité, arrêté, condamné, tué ou meurt sous la torture. Le système qui s'est installé au Kosovo depuis la suspension de son autonomie en 1989-1990 est sans doute l'un des plus coercitifs d'Europe. Vraiment, nous sommes complètement occupés, dominés par la minorité serbe et les dirigeants de Belgrade.

Q - Réduits, selon les mots de Rexhep Qosja, à l'état de " peuple interdit " ? (Rexhep Qosia, né en 1936, écrivain, académicien, auteur de Peuple interdit et de nombreux autres ouvrages (dont La mort me vient de ces yeux là, voir bibliographie). L'une des Plus fortes personnalités du Kosovo qui, dit-on, serait tenté par des solutions plus radicales qu'Ibrahim Rugova. La Serbie ne lui a pas accordé de visa de sortie pour présenter son dernier livre lors de sa parution en France au début de 1994)

R - Interdit - sauf heureusement à nous-mêmes. Car nous avons, depuis l'aggravation de la répression, découvert en nous-mêmes d'autres ressources de patience, d'organisation, que nous tentons, avec notre Ligue, de mettre en action. Je crois que, paradoxalement, nous avons atteint ce que nous n'avions pas pu avoir depuis longtemps: une liberté intérieure. Nous la payons très cher et elle est précaire.

Mais, de fait, nous sommes sans travail, sans soins médicaux, sans banques, sans radio ou télévision et sans le moindre pouvoir de jure. Même la police locale albanaise, qui ne comptait que 3 000 hommes, a été supprimée, et les gardiens de la prison de Pristina sont serbes... Depuis trois ans, 147 000 Albanais (sur les 200 000 qui travaillaient) ont été chassés, par la force, de leur travail, des institutions publiques, alors que le taux de chômage atteignait déjà plus de 50 % en 1989. L'enseignement dans les écoles et à l'université est interdit. Les théâtres et les cinémas ont été fermés. La vie sociale et culturelle est détruite. Savez-vous que l'on peut aller en prison pour une simple cassette de musique populaire que les policiers serbes auront trouvée sur vous lors d'un contrôle ? Que l'on peut être frappé, torturé, pour avoir fait le " v " de la victoire ? Que la possession de quelques médicaments dans votre armoire à pharmacie personnelle peut vous valoir soixante jours de prison?

Les Albanais sont exclus de toutes les sphères de la vie. A tous les niveaux. On peut dire qu'il y a une discrimination totale contre eux, pour ne pas parler de ségrégation ou d'apartheid. La vie est morte ici. Paralysée. Nous subissons les effets d'une terreur massive et quotidienne.

Pendant ces derniers mois, des milliers de familles ont été perquisitionnées, des centaines de personnes maltraitées. Chaque jour, ils rentrent dans les maisons sous prétexte de chercher des armes. Comme ils n'en trouvent pas, ils prennent des couteaux de cuisine ! Rien qu'en quelques mois, une centaine d'Albanais ont été emprisonnés. Ils attendent aujourd'hui d'être condamnés au cours de procès politiques montés de toutes pièces. Récemment, sept Albanais ont été tués ou sont morts sous la torture dans les commissariats de police. Par ailleurs, la police serbe a menacé plusieurs familles d'expulsion. Parce que, au Kosovo, le front de la violence est ouvert. En trois ans, 300 000 Albanais ont ainsi émigré vers les pays d'Europe occidentale. Il s'agit d'une "épuration ethnique " silencieuse. (En décembre 1993, Ibrahim Rugova précisera: " Les gens ont commencé à quitter le pays massivement : ils étaient au chômage, sans droits sociaux. Environ 250 000 sont partis, en trois ans. Nous n'avons pas les chiffres exacts. La Société pour les Peuples Menacés parle de 200 000 départs. " Selon les estimations de la LDK de décembre 1993, les chiffres de l'exode depuis 1989-1990 sont corrigés à la baisse: 250 000 personnes, et non pas 300 000, auraient quitté le pays. Depuis 1981, entre 300 000 et 350000 Albanais auraient quitté le Kosovo.)

 

La situation se révèle encore plus dangereuse quand on sait que, depuis 1990, la police, l'armée, les groupes paramilitaires et les civils serbes armés font ce qu'ils veulent et agissent en toute impunité (un seul policier serbe doit, ces jours-ci, être jugé pour ses crimes), alors qu'en face, les Albanais sont privés de leurs institutions et désarmés. C'est comme cela que nous vivons. Nous endurons cela. Mais c'est très long. Je vous l'avais déjà dit et je le maintiens: c'est plus dur que l'état de guerre.

Q - Comment se fait-il alors que nous ayons si peu d'échos de ce qui se passe en ce moment au Kosovo et de ce que les gens y endurent ?

R - Parce que, justement, ce n'est pas la guerre - du moins au sens où on l'entend habituellement. La politique de Belgrade n'est plus pour l'instant une politique de décapitation des élites, comme sous le régime antérieur, ou, comme jusqu'en 1989-1990, une politique de violence qui dit son nom. C'est une politique de terreur. Elle leur permet d'arriver discrètement à leurs fins au Kosovo. Ils savent bien, surtout depuis la guerre en Croatie et en Bosnie, que seuls la guerre et le sang sont encore un peu (si peu...) capables de parler à une Europe ou à un monde presque sourds. Alors, il n'y a pas de raison pour que cet équilibre de la terreur ne perdure pas, même Si nous, nous travaillons, nous poussons, avec nos moyens non violents, pour que la communauté internationale prenne conscience de notre situation, et, surtout, accepte de faire pression sur le gouvernement de Belgrade. Mais j 'ai fait ce pari - qu'en France vous nommeriez " pascalien " - de croire aux institutions internationales et européennes. J'y crois encore...

Q - Mais les dirigeants serbes aussi y croient, à leur façon, n'est-ce pas?

R - Peut-être que les pressions font effet, parfois. Par exemple, depuis trois ans, pour ne pas trop se compromettre face à l'Europe et aux organisations des droits de l'homme, afin de continuer leur besogne, ils ont recours à des méthodes qui ressemblent à du camouflage: ainsi, au lieu de condamner les Albanais à de très lourdes peines de prison, souvent dix, quinze ans, jusqu'à vingt ans parfois (comme ils le faisaient sous Tito et dans les années quatre-vingt), ils condamnent à des peines plus légères, les " soixante jours ", ou, tout simplement, ils arrêtent sans inculpation et placent les gens en détention administrative. On ne peut ainsi même plus comptabiliser le nombre de personnes en prison, car chaque jour ils en arrêtent. D'une part cela leur permet de ne pas s'encombrer de procès trop voyants (1), d'autre part ils peuvent ainsi dire: "Voilà, nous n'avons plus de prisonniers politiques. " C'est très malin et démagogique. Mais demain ils peuvent encore changer de méthodes.

Autre exemple: malgré la fermeture du quotidien en albanais Rilindja (Renaissance) et celle des médias, ils ont maintenu à la télévision quarante-cinq minutes de bulletins d'information par jour en langue albanaise. Mais ceux-ci sont proposés par des journalistes serbes ou monténégrins (même des Serbes ayant vécu en Albanie !) qui lisent les nouvelles de Belgrade... Ils continuaient jusqu'à peu à autoriser un certain nombre de journaux en langue albanaise, mais leur contenu était surveillé, et la plupart d'entre eux ont disparu, étranglés par des problèmes financiers et techniques (on ne trouve plus de papier, etc.). Mais ils pouvaient dire: de quoi se plaignent les Albanais, il y a une liberté et un pluralisme de la presse au Kosovo (2)

 

Q - Et la presse serbe ?

R - La presse serbe est aussi muselée, manipulée, alors comment voulez-vous qu'on sache ce qui se passe au Kosovo? On a bien profité de l'aide de quelques médias indépendants, comme Studio B [TV Belgrade, de quelques interviews dans la presse d'opposition, comme Vreme [Belgrade], mais c'est une goutte d'eau... Quant aux nouvelles qui nous parvenaient de Croatie (Radio Zagreb émettait tous les soirs dix minutes en albanais jusqu'à l'an dernier), ou d'Albanie, ou du reste de l'Europe (nous captions RFI), des spécialistes de l'armée serbo-monténégrine utilisent un appareil spécial pour le brouillage de ces télévisons et de ces radios-là. Nous sommes depuis trois ans presque complètement isolés.

Q - Ne l'étiez-vous pas déjà bien avant ?

R - Non. En Yougoslavie, nous avions toujours, contrairement à d'autres pays de l'Est, une relative liberté de mouvement. Mais il faut noter que l'aéroport semi-civil, semi-militaire, qui se trouve à dix-sept kilomètres de Prishtina, est fermé depuis déjà dix ans. Ils veulent couper toute la circulation, toutes les liaisons. Ils veulent couper les Albanais du monde. Et aux frontières, ils contrôlent abusivement, ils volent, ils pillent en toute impunité. Oui, la frontière entre l'Albanie et le Kosovo, sous Enver Hoxha, était pire que le pire des rideaux de fer -des cadavres d'Albanais ayant tenté de fuir l'Albanie pourrissaient des jours entiers sans que personne aille les chercher - mais aujourd'hui aussi cette frontière est très bien gardée et fermée. Cela a beaucoup de conséquences et veut dire notamment que les frontières du Kosovo sont fermées à l'approvisionnement et au commerce. Chaque jour, même en ce moment, ils tuent des gens qui veulent la franchir. La nouvelle frontière de Macédoine est aussi très dangereuse et bien gardée par les Serbes. Et depuis quelque temps, la Macédoine exige des passeports pour les Albanais. Nous sommes au bout du monde et le monde ne peut plus venir à nous.

Q - Seriez-vous en fait presque totalement prisonniers à l'intérieur de votre propre pays ?

R - Oui, comme on le dit souvent, c'est une " grande prison " ou un " camp". Tout un peuple au Kosovo...

Q - Quelle peut être l'utilité des observateurs de la CSCE dont le nombre est passé de trois à dix cette année?

R - C'est toujours une protection. Mais cela n'aide pas beaucoup car les effectifs ne sont pas suffisants. Et les Serbes ne voient pas d'un très bon oeil leur présence au Kosovo (3). Ils ont également refusé que Tadeusz Mazowiecki, le rapporteur spécial de l'ONU, installe du personnel en ex-Yougoslavie. Vous savez aussi que l'aide humanitaire internationale ne passe pas. En novembre 1990 déjà, ils avaient promis à la France et à Bernard Kouchner de laisser entrer Médecins sans frontières. Quelques médicaments sont parvenus, mais l'équipe a été déclarée indésirable, on lui a donné vingt-quatre heures pour quitter la Yougoslavie. C'est très dangereux pour les missions humanitaires. Chaque jour on demande que l'aide soit autorisée, mais ils ne le permettent pas. Ils ne permettent rien. Equilibre a essayé. Ils sont entrés une fois et ont été menacés. La deuxième fois, en avril 1993, deux membres de l'organisation ont été mis en prison pendant quinze jours, sans savoir quand ils allaient être relâchés . A la dernière tentative d'Equilibre, la cargaison a dû rester à Skopje. Aucune aide légale ne peut entrer au Kosovo. L'association Mère Teresa, dont le siège est à Prishtina, a réussi, de façon clandestine, à écouler certains produits. Mais c'est tout.

Q - Comment, puisque vous êtes presque tous au chômage, parvenez-vous à survivre?

R - La diaspora arrive à nous faire parvenir de l'aide. Ce n'est pas une diaspora politique, comme celle qui avait émigré vers les Etats-Unis, la France ou l'Angleterre après la Seconde Guerre mondiale, et qui était formée de groupes élitistes qui n'ont pas beaucoup réussi dans le commerce. Aujourd'hui la diaspora est plutôt constituée de travailleurs qui aident leurs familles, et nous soutiennent financièrement -politiquement aussi...

Q - Nous avons entendu parler d'une sorte d'impôt de solidarité de 3 % sur les revenus, que vous leur demandez de verser...

R - C'est une proposition, pas une obligation. Mais il vaut mieux que tout le monde donne 2 %, 1 %, plutôt que certains beaucoup et d'autres peu.

Q - Quel pourcentage d'Albanais de la diaspora contribue de la sorte ? (4)

R - Beaucoup. Il est difficile d'établir le chiffre exact, mais ils ont des reçus que leur donnent nos bureaux humanitaires en Suisse et en Allemagne. Et des bons de notre gouvernement et de la Ligue démocratique. Nous espérons fonder ainsi une culture de solidarité.

Q - Il y a sans doute beaucoup d'autres pays au monde qui sont maintenus comme cela par leur diaspora... Mais cette sorte de système de perfusion n'est-il pas artificiel et surtout précaire ?

R - C'est dû à l'urgence. A la nécessité. Pour l'avenir on ne peut rien dire. Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de pays comme cela. En plus, nous avons plusieurs sortes de solidarités qui se manifestent. Hormis cet impôt, Si par exemple 30 000 Albanais travaillent en Allemagne, cela veut dire que 30 000 familles au Kosovo reçoivent de l'aide. Et les familles aident les familles. Elles nous demandent : " Quelle famille n'a pas de moyens de subsistance ? ", et elles envoient de l'argent, même Si elles ne se connaissent pas. Cela fonctionne. Je dirais même que nous tenons de mieux en mieux. Nous sommes en train de prouver que nous sommes capables de vivre indépendamment d'autres régions de l'ex-Yougoslavie. Que nous avons aussi une sorte d'indépendance économique de fait.

Q - Permettez-nous de nous interrompre pour citer encore une fois Rexhep Qosia, dont on dit aujourd'hui qu'il ferait plutôt partie de votre opposition. Il dresse un tableau très alarmant de la situation au Kosovo. Il dit:

"Au Kosovo arrivent des choses qui n'arrivent nulle part dans le monde: 200 000 Serbes tiennent dans leurs mains tout le pouvoir, toute la richesse du Kosovo, ils tiennent tout. Les Albanais n'ont que l'air, que l'on ne peut leur enlever. Nos femmes ne peuvent pas accoucher dans les hôpitaux, nos enfants ne peuvent pas aller à l'école, les étudiants à l'université. L'Académie des arts et des sciences est fermée, nos institutions scientifiques ne travaillent pas, nos professeurs d'université, doyens et chercheurs scientifiques, travaillent à l'étranger comme manœuvres pour pouvoir envoyer de l'argent pour que les autres survivent. Toute une génération de dix-huit, dix-neuf, vingt ans a fui pour ne pas servir l'armée serbe. Malgré cette pression, cet état de choses sans précédent dans le monde, au Kosovo, les Albanais gardent le silence. Avant l'orage . " Quelle vision devons nous garder à l'esprit, la vôtre, presque trop pudique, ou celle de M. Qosja?

R - Les deux se rejoignent, vous le voyez bien. Et pour ce qui est de votre allusion à l'opposition, je dois vous dire que, lorsqu'on me pose la question : "Qui vous remplacerait Si vous disparaissiez ? ", je réponds: " Dans la résistance, il y a d'autres personnes que moi, Demaçi,

Qosja, Ismaju, Bukoshi, (5) d'autres encore . " Certains font partie de notre organisation, d'autres non. Mais nous sommes d'accord. Nous nous comprenons. Sauf que je veux garder un peu d'espoir et pousser, pousser, pour que les Albanais résistent, par cette voie de la non-violence que nous avons choisie pour le moment, même s'il faut, un jour, que notre politique devienne un peu plus agressive peut-être.

Q - Le Kosovo est l'une des régions traditionnellement les plus pauvres de l'ex-Yougoslavie2 et, de plus, le " communisme de guerre" instauré par Slobodan Milosvevic, pour reprendre l'expression de l'écrivain serbe Vidosav Stevanovié, accable en ce moment le pays et le ruine. Même Si le Kosovo, grâce à la solidarité, semble se sortir paradoxalement mieux de cette épreuve que la Serbie, à Pristina ou dans d'autres villes les gens rencontrés semblent redouter la famine: pas de salaires, pas de moyens, pas de médicaments, restrictions sans nombre...

R - Oui. La solidarité est immense, mais elle n'est pas suffisante (6). Rien qu'aux mines de Trepça (7) , il y a 10 000 ouvriers complètement démunis, les industries sont quasi détruites, et les Serbes s'attaquent depuis peu aux petits commerces qu'ils obligent à fermer les uns après les autres. On a même vu un enfant embarqué au poste de police et sévèrement battu parce qu'il était soupçonné de vendre des cigarettes au marché noir 3. La situation économique est très préoccupante. Nous subissons les effets à la fois des sanctions serbes et des sanctions internationales sur la Serbie. (Je demande pourtant que ces dernières soient maintenues.) Pour ce qui nous concerne au Kosovo, j'insiste et je dis: qu'on ne laisse aucun Albanais mourir de faim, car avec cette solidarité que nous avons entre nous, on peut donner à manger à chacun pour survivre. Cela, je peux l'offrir maintenant. Autre chose, je ne peux pas: des places de travail, des enseignements assurés à 100 %, la sécurité, je ne peux pas, car nous n 'avons de sécurité ni collective, ni individuelle. Je comprends que nos gens quittent le Kosovo. En 1991 et 1992, 20 000 lycéens sont ainsi partis car les écoles parallèles ne fonctionnaient pas encore. Mais je ne donne pas de consignes. Seulement des conseils, en tant que président. Car il faudrait offrir aux gens quelque chose en échange... Les jeunes quittent le pays à cause du service militaire (8) . Pour eux je demande à tous les pays d'Europe l'asile provisoire. Pour les autres, je ne le fais pas. Vous savez, il y a aussi des gens qui ont peur de la violence. C'est normal. Mais nous faisons beaucoup d'appels, parce que pour nous, c'est très triste, c'est tragique de quitter le pays. En silence à cause de cette violence.

"Le cheval porte son maître jusqu'à la mort"

Sourde épuration ethnique au Kosovo

Notre première rencontre avec Ibrahim Rugova a lieu à Paris en mars 1991. En décembre 1989, il a été nommé président de la toute nouvelle Ligue démocratique du Kosovo qui a rapidement compté, dira-t-il, presque tout le peuple. Il entre sur la scène politique, lui, l'écrivain jusqu'alors en retrait, dans le climat de violence inouïe que l'on sait: émeutes qui font, durant le seul mois de mars 1989, selon les sources, entre 29 et 140 morts; répression, état d'urgence, suppression des droits civiques des Albanais et suspension de l'autonomie.

Ibrahim Rugova est accompagné d'Avdyl Krasniqi, chirurgien, l'un de ses proches collaborateurs politiques, qui vit aujourd'hui en exil. Le contraste entre les deux hommes est saisissant. Vers la fin de la rencontre, Krasniqi, tendu, bouleversé, après avoir parlé de la situation de la médecine au Kosovo, sombre dans une sorte d'abattement ou de torpeur qui nous gagne tous. Rugova fume beaucoup, mais semble étrangement décontracté. Il sourit souvent, rit même parfois. C'est le rire du timide, du modeste, mais aussi de celui qui prend du recul, usant à l'occasion d'un humour très noir. Il raconte ainsi comment la vindicte serbe s'en prend même aux arbres, décapités lorsque leurs troncs forment le " v " de la victoire...

Est-ce la répression qui a " fait " Rugova ? La très ancienne répression que subit, selon les termes d'Ismail Kadaré, ce " peuple deux fois martyr " ? Jamais, contrairement à ses adversaires et à leur propagande qui présente un monde à l'envers où les persécuteurs deviennent les persécutés (9), jamais Ibrahim Rugova n 'a utilisé le terme " génocide " - il laisse à ses amis et aux observateurs des droits de l'homme le soin de le faire (10). Jamais, même, il ne pose les Albanais en victimes. On dirait qu'il domine une histoire parfaitement intériorisée, qu'il est maintenant en mesure de la conduire et de l'anticiper. Il sait en plus - effet de contraste surprenant - communiquer, par la sobriété et la douceur, la notion d'urgence absolue, de danger, la souffrance aussi qui pèsent sur son peuple. " Le cheval porte son maître jusqu'à la mort ", dit un proverbe albanais...

QUESTION - La terreur au Kosovo frappe tout le monde. Mais la politique menée par Belgrade ne s'est-elle pas donné des cibles privilégiées ?

IBRAHIM RUGOVA - La guerre en Yougoslavie a commencé au Kosovo, avec tous ces morts (11), ces emprisonnements, cette volonté qu'ils ont de nous " rationaliser " par leurs lois d'exception et d'exclusion fabriquées pour nous depuis 1989. Ils les ont fabriquées pour tous les Albanais, soyez-en sûrs. Mais d'abord pour détruire les intellectuels. Pour les " marquer ". Les persécutions des intellectuels avaient déjà commencé sous Rankovic (12) Elles frappaient surtout les élèves du secondaire. Ils étaient considérés comme des "intellectuels " ! Les années soixante ont été très dangereuses de ce point de vue. Ensuite sont venues la différenciation! et aussi l'isolation , qui ont touché surtout les professeurs, les médecins, etc., en 1981 et en 1989.

 

Q - Entre les années soixante et les années quatre-vingt, il s'était donc constitué une " élite " à laquelle Belgrade a pu s'en prendre?

R - Depuis 1974 et la promulgation par Tito de la nouvelle Constitution, nous avons eu une autonomie plus large, dans le cadre, bien sûr, du monisme communiste; et avec la création de l'université de Pristina, nous avons tant bien que mal réussi à faire démarrer notre production à l'échelle locale. Les élites scientifiques, intellectuelles, se constituaient enfin de façon assez solide. Ce sont elles qui se trouvent aujourd'hui à l'avant-scène politique au Kosovo. Premièrement les écrivains, deuxièmement les scientifiques, comme les médecins, qui ont un sens spécial qui leur permet de comprendre plus rapidement et de façon plus pragmatique ce qui se passe.

Q - Ces élites ont sans doute joué aussi un rôle spécial dans l'organisation de la résistance actuelle ?

R - Oui. Très vite, quelques intellectuels, dont je faisais partie, dans la situation d'urgence qui s'est manifestée au Kosovo dans les années quatre-vingt, ont compris de façon concrète cette nécessité de travailler pour que plus tard d'autres aient la chance de se réaliser en tant qu'intellectuels. Nous avons commencé à nous organiser dès 1985, notamment à l'intérieur de l'Union des écrivains, mais aussi partout dans le pays, pour demander plus d'équité dans le partage des libertés et des richesses par rapport aux autres républiques. Mais l'histoire des années quatre-vingt a malheureusement été marquée par le processus revendications-rébellion-terreur, avec, depuis 1989, la barbarie. Vous savez que, maintenant, on brûle en masse les livres albanais de la bibliothèque de Prishtina, que d'autres livres disparaissent par camions entiers ? Ils prétextent:

" Il n'y a pas de place pour les livres albanais dans cette bibliothèque ! " On sait que les bibliothèques sont des temples saints, qu'elles conservent les richesses de tous les peuples. Je dis que maintenant c'est la barbarie, la barbarie...

Q - Et les médecins dont vous parlez, ont-ils été aussi amenés à se mobiliser ?

R - Oui, ils ont même été parmi les premiers - et donc parmi les premiers à être persécutés, dès 1981, parce qu'ils avaient soigné les Albanais blessés lors des émeutes; et plus tard, ils ont encore été touchés, toujours pour le même motif: soins apportés à des " irrédentistes " lors des manifestations de 1988, 1989 et 1990.

Q - C'est l'histoire de ces médecins, entre autres, que raconte Ismail Kadaré dans Le cortège de la noce s' est figé dans la glace, n'est-ce pas ?

R - Tout à fait. J'ai lu ce roman clandestinement à l'époque - parce qu'il était interdit au Kosovo, bien sûr, comme presque tous les autres romans de Kadaré. Remarquez, il a été aussi interdit trois ans en Albanie... L'histoire de cette jeune femme médecin est une histoire authentique. Elle vous permet peut-être de comprendre, vous, en Europe, comment la terreur a été programmée ici. Et s'ils se sont d'abord " intéressés " aux médecins en 1989-1990 (13) en les licenciant, c'est qu'ils veulent affaiblir la médecine au Kosovo. Vous savez, la médecine, c'est une des premières conditions pour réaliser la vie humaine (14)

 

Avdyl Krasniqi (qui s'était tu jusqu'à présent) prend la parole:

AVDYL KRASNIQJ - Si cela vous intéresse... Je suis médecin. Je travaillais au Kosovo, je peux vous parler de cette situation... Durant ces six derniers mois [1990-1991], ils ont renvoyé 200 médecins albanais. J'ai été moi-même mis à la porte en juillet 1990, et je me sens complètement impuissant.

Mais cela va beaucoup plus loin. Au Kosovo, vous pouvez vous rendre compte, peut-être, que le régime est en train de mener une politique assassine. La situation sanitaire du Kosovo a toujours été très précaire: en 1990, seulement 44 % de la population boit de l'eau potable; seulement 28,9 % des maisons sont raccordées à un réseau d'égouts. De plus, ces dix dernières années, le régime de Serbie n'a pas permis le développement des institutions sanitaires. En Yougoslavie, il y avait en moyenne 1 docteur pour 445 habitants - au Kosovo, 1 docteur pour 1 000 Jusqu'en 1990, 80 % des personnes qui mouraient de maladies infectieuses en Yougoslavie étaient des Albanais du Kosovo . Au Kosovo, alors que plus de 50 % de la population a moins de dix-neuf ans et que le taux de natalité était le plus élevé d'Europe, 29 %, l'an dernier [en 1990], il est tombé à 25 %. Le taux de mortalité infantile est le plus élevé d'Europe: 49,5 %. (15) . Ce sont les chiffres de l'Institut fédéral de statistiques, que nous possédons jusqu'en 1990. Aujourd'hui, c'est bien pire, évidemment (16). Les malades vont chercher de l'aide en dehors de Pristina, dans d'autres centres, mais aussi, quand ils le peuvent, à Zagreb ou à Ljubljana, car ils ne font pas confiance aux docteurs serbes.

Q - Le malaise intercommunautaire est-il si intense ?

K - Les médecins serbes sont totalement soumis à la politique menée par le régime. Et après cette histoire d'empoisonnement d'enfants albanais par des émanations de gaz toxiques, en mars 1990, dans plusieurs communes du Kosovo, c'est difficile pour les gens. Ils ont peur.

Q - Qu'ont donné les diverses enquêtes et les recherches sur la nature des gaz toxiques qui auraient été utilisés contre les populations?

K - Vous avez dû lire quelques comptes rendus dans la presse (17). Il s'agissait d'une explosion épidémiologique soudaine, au cours de laquelle 7 000 personnes ont dû recevoir une aide médicale. A ce moment-là, le doyen de la faculté de médecine a formé un conseil de médecins -dont faisaient partie quelques médecins serbes - qui, dès les premiers jours, ont effectué un rapport décrivant les symptômes des malades. Ce rapport a conclu à un empoisonnement neurotoxique, dû à des gaz véhiculés par des conduites d'aération, des gaz très modernes, presque impossibles à identifier (18). Nous sommes en possession du rapport, mais nous n'avons pas eu alors la possibilité de faire des analyses, du fait des restrictions budgétaires auxquelles était soumise notre faculté. Aujourd'hui, nous sommes pauvres.

Q - Donc rien n' a été prouvé?

K - On a obtenu quelques résultats, en France, mais pas en Yougoslavie (19). Mais je peux vous affirmer qu'une chose est vraie: quoi que le régime en ait dit, il ne s'agissait pas d'une simulation de la part des Albanais. Parmi les enfants atteints, il s'en trouvait qui n'avaient pas dix ans... Un journaliste nous a demandé pourquoi seuls les petits Albanais avaient été victimes de ces empoisonnements. La réponse est que, deux jours avant les faits, ils avaient séparé les enfants dans les écoles - une demi-journée pour les enfants serbes, une autre pour les enfants albanais (20).

Q - Pourquoi une chose pareille? Et qui aurait pu en être l'auteur ?

K - Je ne sais pas qui, ni pourquoi. C'est de la démence. Peut-être parce que nous aimons particulièrement les enfants. C'est de la provocation, le début de l'instauration de la terreur chez les gens.

Q - Cela ne faisait-il pas partie d'une opération générale, pour déstabiliser la population albanaise?

K - Elle n'a pas été " déstabilisée ". Il ne s'agissait pas de paranoïa; les gens sont bien partis à Zagreb, à Skopje pour se faire soigner: là-bas, quand il y avait des médecins serbes, ils leur faisaient confiance.Mais ils se méfiaient de ceux du Kosovo.

Q - Y avait-il auparavant des fondements concrets à cette absence de confiance ?

K - Non, aucun. On ne peut pas dire. Il y a bien eu ce cas d'un médecin serbe qui a accouché une femme albanaise et qui a sorti l'enfant et l'utérus avec. Mais ce sont des cas exceptionnels. Cependant, pour l'opinion, cela suffit. Maintenant, en obsétrique et en gynécologie, ils ont renvoyé tous les médecins albanais, et aucune Albanaise ne veut accoucher dans un hôpital du pays. Avant, avec les médecins albanais, il y avait cinquante accouchements par jour; maintenant, entre cinq et huit (22). Les femmes accouchent dans de petits centres de soins privés, ou chez elles, comme il y a cent ans. Vous voyez, je suis chirurgien, je suis bien placé pour me rendre compte de ces choses : depuis 1981, nous sommes mis en cause parce que nous avons soigné les étudiants et les autres Albanais blessés lors des émeutes; certains de mes professeurs ont dû partir à ce moment-là, car ils étaient accusés de " terrorisme "et d'" activités contre-révolutionnaires ". Nous tentons d'aider dans des hôpitaux privés. Sans autorisation. Hors-la-loi dans notre propre pays. C'est terrible (23)

 

IBRARIM RUGOVA (qui n 'avait rien dit durant tout ce temps) - Je ne me sens pas bien lorsque j'entends cela. Quand je vis là-bas, c'est différent. Mais c'est dur d'entendre parler ainsi de ce qui se passe chez nous. Cela fait mal. Des choses aussi terribles. Elles sont difficiles à croire. Quelques journalistes, qui étaient sceptiques avant d'aller au Kosovo, ont bien compris ce qui se passait sur place. Ils ont aussi compris - c'est pénible à dire - que le régime actuel est très mécontent que les Albanais soient encore là en tel nombre...

 

"Le crime annoncé"

Menaces programmées sur le Kosovo

On n'aime pas croire au pire. On n'aime pas les " oiseaux de malheur". Lorsque Ismail Kadaré dit: " Le Kosovo est un crime annoncé, et les crimes annoncés sont les plus terribles de tous ", on lui en voudrait presque en secret:

Le Kosovo n'est-il pas déjà sous la botte? Que pourraient-" ils " vouloir de plus ? Qu'auraient-" ils " à gagner avec le massacre ou la déportation de populations désarmées et par ailleurs pacifiques?

De même, lorsque Xhafer Shatri (24), marqué par son expérience de la résistance et des cachots serbes, annonçait, fin 1991: " La guerre en Yougoslavie a commencé en 1981 au Kosovo; elle se terminera au Kosovo; les armes déversées sur la Croatie nous étaient destinées [...] ", on pensait, bien à l'abri à Paris: peut-être parle-t-il ainsi pour conjurer le malheur. Quelques mois auparavant, Ibrahim Rugova, en réponse à la question: "Comment fait-on pour résister? ", n'avait-il pas répliqué: " Malgré la répression, il faut garder l'esprit [de résistance], toujours garder l'espoir" ?

Pourtant, avec les camps, les charniers, les viols programmés, il a bien fallu se rendre à l'évidence . Et, avant même ces découvertes, il fallait oser comprendre de quoi était porteur ce que l'on voyait et ce que l'on entendait au Kosovo en ce début de 1992.

En conséquence, il faut avoir le courage des pires appréhensions: oui, par exemple, lorsque Miodrag Diuricvic, nommé depuis dix-huit mois (1989-1990) ministre de la Culture et de l'Éducation pour le Kosovo, affirmait que les Albanais se trouvaient " en nombre irrationnel " (90 %) dans son ministère avant la suspension de l'autonomie (cette proportion étant déjà tombée à 30 % en 1991...), il fallait bien comprendre que l'on se trouvait là devant l'une des multiples illustrations des techniques de " rationalisation" (terme souvent entendu et employé notamment par Radivoje Papovic', le recteur serbe appointé à l'université de Prishtina) programmées par Belgrade (25). Oui, le " Programme pour la paix et la prospérité [...] au Kosovo "évoqué ici par Ibrahim Rugova est bel et bien, ainsi qu'il le rappelle, " un programme de colonisation " comme en avaient déjà connu (et été les victimes) les Albanais au cours de leur histoire 2 Oui, ce qui se lisait sur les visages des voyageurs albanais Si étrangement silencieux dans le car menant de Belgrade à Prisbtina était bien le résultat d'une terreur programmée, car durant ce parcours, ils savaient que les fouilles et contrôles auxquels ils étaient soumis pouvaient mener à des exactions terribles. Oui, le sang que nous avons vu au bord du chemin à Uça, au nord-est du pays, était bien celui des gens abattus comme des animaux. Oui, à travers le pays, les monuments réduits en miettes, décombres donnés à contempler, témoignaient bien de la volonté absolue de la négation brutale, implacable, des identités historiques, culturelles de tout un peuple. " Nos noms mis à mort ", écrit le poète Din Mehmeti...

Une idéologie de mort s'est répandue dès le milieu des années quatre-vingt, dont le Kosovo n'a été, et n'est encore, que le malheureux laboratoire. Avec la suspension de l'autonomie, elle s'est donné pour but d'abord de briser toute velléité d'indépendance et d'existence nationale, mais aussi peut-être d'achever l'inimaginable, l'innommable qu'encore une fois Ibrahim Rugova exprime en termes Si pudiques: "Alors [en 1989] nous avons compris qu'une menace pesait sur notre existence même. "

Les moyens employés ont été (outre la terreur physique) le chômage forcé, la privation des droits sociaux, des soins, etc., pour continuer à pousser un maximum de gens àl'exode, au désespoir, à la mort civile lente ou à la mort rapide.

En attendant se concocte un plan de partage du Kosovo, projet qui, comme l'explique Rugova, fait fi du million de personnes qui resteraient hors du Kosovo ainsi réduit et qui surtout, feignant de donner satisfaction à certains, permettrait d'aboutir à ce que l'on veut, à savoir des territoires " ethniquement purs ".

Il faudra donc, encore et toujours, passé stupeur et dénégation, garder en mémoire les propos " historiques "immédiatement suivis d'effets) de l'académicien Vasa Cubrilovic, datés de 1937, qui, proposant le transfert d'une importante fraction des Albanais du Kosovo vers la Turquie, explique: " [...] il ne faut pas s'inquiéter à ce sujet. Quand l'Allemagne peut expulser des dizaines de milliers de Juifs et que la Russie transplante des millions d'hommes d'une partie de continent à une autre, le transfert de quelques centaines de milliers d'Albanais ne fera pas éclater une autre guerre mondiale

Cependant, entre la mémoire du crime et son anticipation, il y a au Kosovo quelqu'un qui, avec ses compagnons, et tenant compte de toutes les données, " pousse ", "trace ", " travaille " - " un escargot à la conquête du soleil (26)

 

QUESTION - Comment la " sourde purification ethnique " que vous dénoncez s 'insère-t-elle dans les projets serbes, les " programmes " à moyen et à long terme ?

IBRAHIM RUGOVA - il existe une volonté de casser l'identité du Kosovo en portant atteinte à son territoire ou en le vidant de sa population. La terreur, la guerre, combinées avec la ruine de notre économie, tout cela a été programmé, peut-être dans un premier temps pour servir d'exemple aux autres républiques, et certainement pour pousser les Albanais au départ. Il y a eu à cet effet une véritable mise en condition psychologique dans le milieu

des années quatre-vingt

Q - Quand et comment ce programme s'est-il ouvertement manifesté ?

R - Ils avaient plusieurs programmes, mais leur grande idée était de revenir sur les libertés accordées par Tito à partir de la fin des années soixante. Dès 1968, Dobrica Cosic (27) - c'était alors un jeune idéologue, très apprécié, auparavant, par Rankovic et Tito - s'est élevé contre ces droits accordés aux Albanais. Il a même été exclu du Comité central de la Ligue communiste et il est devenu " dissident " - à cause des Albanais

Q - S'agissait-il de programmes clairement annoncés ?

R - Les dirigeants communistes serbes avaient toujours été contre l'idée d'un statut plus large du Kosovo, mais sous Tito ils ne pouvaient le dire publiquement. Ils ont donc profité des manifestations de 1981 (Tito est mort en 1980) pour relancer les débats autour du thème: " Les Albanais ont beaucoup trop de libertés, trop d'indépendance", " Voyez de quoi est responsable l'indépendance que vous leur avez donnée ! ", "Nous avons accordé beaucoup de droits aux Albanais, ils les ont mal utilisés". Je vous donne un exemple, qui prouve que le pouvoir serbe était tout préparé: les manifestations se sont terminées en avril-mai 1981 et dès le 5 mai, il y a eu une réunion des communistes du Kosovo et de Belgrade, au cours de laquelle ont été posés les problèmes des droits constitutionnels des Albanais. Cela veut dire qu'ils ont attendu le moment propice pour soulever ces questions sur l'organisation du pays et aussi, bien sûr, commencer la répression contre les Albanais. On peut comparer avec 1968 où, après les manifestations (28), les Albanais ont bien été mis en prison, évidemment, mais où ce processus a été stoppé, parce que Tito était vivant. Tandis qu'après 1981 il n'y avait plus de chef, et les Serbes en ont profité. Leur but à l'époque -ils l'ont atteint aujourd'hui - était vraiment de suspendre le Kosovo au niveau fédéral. Mais ce n'était pas seulement une question institutionnelle.

C'est alors que nous avons commencé à comprendre que, derrière tout cela, pesait une menace contre notre existence même.

Q - Quelle a été l'attitude des autres républiques à ce moment-là?

R - Les Croates et les Slovènes se sont contentés de regarder. Ils n'ont pas pensé que c'était le début d'un mouvement plus général. C'était aussi très difficile pour eux. Par exemple, les libéraux en Croatie avaient déjà été durement frappés durant de longues années après le mouvement de 1971. La répression qui s'est abattue sur eux a été féroce également. C'est seulement vers 1988 et en 1989 qu'ils ont commencé à prendre conscience de ce qui se passait, lorsque les Serbes ont changé la Constitution du Kosovo. A l'époque, j'ai parlé avec de nombreux écrivains croates et slovènes, et je leur ai dit: " Un jour, cela va arriver chez vous. " Quelques politiciens de la nouvelle génération, comme Milosv Kucvan, ont commencé à réagir un peu. En fait, en 1988, ils craignaient qu'en cas de disparition de l'unité fédérale les Serbes ne veuillent plus conserver de fédération, ou alors seulement une fédération très forte, centralisée ou tenue par la force (29).

Q - Donc ils avaient peur de l'éclatement de la Yougoslavie... Mais qu'en était-il de vous, au Kosovo ?

R - Cela nous était égal. On est souples ! On a souffert.

Q L'absence d'alliance avec les autres républiques n'était-elle pas un rendez-vous manqué avec l'Histoire?

R - On a tenté des alliances par la suite. Sous le régime communiste, c'était très dangereux, et difficile. Les dirigeants serbes insinuaient que des alliances, par exemple entre les Slovènes et nous, étaient " contre-révolutionnaires ", etc. Mais lorsque nous sommes venus sur la scène politique, j 'ai personnellement demandé, en 1990-1991, une alliance avec les Croates, les Slovènes, les Bosniaques et les autres - pas avec les Macédoniens, car la relation qu'ils avaient avec leur population albanaise constituait un obstacle entre nous (il ne faut pas oublier que la répression et l'apartheid contre les Albanais a commencé en Macédoine (29). J'avais proposé une coalition démocratique, et ils ont cru qu'ils pouvaient s'en passer. Ils étaient un peu mégalomanes

De plus, jusqu'en 1990, toutes les républiques envoyaient leurs services secrets et leurs polices spéciales chez nous, pour contribuer, par ces " petits cadeaux ", à opprimer les Albanais. La police bosniaque a même occupé le siège de la LDK pendant un mois, en 1990. Pourtant, il y en avait parmi eux qui disaient: " Qu'est-ce qu'on fait ici ? Les pauvres... " Les derniers à avoir quitté le Kosovo sont les Macédoniens et les Bosniaques...

Q - Comment ces menaces se sont-elles concrétisées, et quelles ont été les réactions de la population ?

R - Pendant les manifestations de 1981 et après, l'état d'urgence a été instauré, et il a été maintenu jusqu'en 1983-1984, pour être ré-instauré, de façon plus dure, en

1988-1989. Nous avons donc vécu complètement sous un ordre policier - ils appelaient ça " l'état de crise "; la situation était toujours très critique: pour un mot, pour un cri, pour un tract on était puni, le but étant, comme nous l'avons vu, d'abord de " marquer " les intellectuels.

Il n'y a pas eu alors de véritable résistance, mais plutôt un refus; les gens travaillaient... Entre 1985 et 1988, les intellectuels ont commencé à être plus actifs, dans le cadre de l'Union des écrivains par exemple. Nous nous sommes exprimés par le biais des journaux des jeunesses croate et slovène, devenus indépendants à cette époque, et plus agressifs dans le bon sens du terme. Il s'agissait de Vjesnik (Zagreb), Danas (Zagreb), Miadina (Ljubljana) - la première presse libre. Mais de novembre 1988 jusqu'en 1990, tout s'est durci à nouveau, les gens se sont radicalisés, à cause des changements constitutionnels. La population était contre ces changements. Les habitants sont venus de toutes les villes pour manifester à Pristina. C'était bien plus massif qu'en 1981 où il n'y avait presque que des étudiants. Ensuite ont eu lieu, en février 1989, les grèves des mineurs de Trepça et de Mitrovica, en signe de protestation contre ces changements constitutionnels, et aussi contre la mise à l'écart des dirigeants communistes Azem Vlasi et Kaqusha Jashari. L'état d'exception a été décrété le 27 février 1989; à partir du 23 mars 1989, l'autonomie a été progressivement supprimée, sous la pression de manifestations de masse à Belgrade, en Voivodine et au Monténégro, orchestrées par le pouvoir et la propagande. Des manifestations ont éclaté alors dans toutes les villes du Kosovo, avec beaucoup de morts et de blessés - je vous en ai déjà parlé (30).

Le 23 décembre 1989, face à cette situation, nous avons fondé la Ligue démocratique du Kosovo, ainsi que le Conseil pour la défense des droits de l'homme et des libertés. En un mois, la LDK a réuni près de 200 000 membres. Cela constituait le début de notre organisation politique. A ce moment-là se sont aussi formés les différents partis - paysan, social-démocrate, démocrate-chrétien, le Parlement des jeunes (devenu aujourd'hui le Parti parlementaire).

Q - Et vous, Ibrahim Rugova, comment réagissiez-vous à cela? Vous avez déjà mentionné le fait qu'à partir de 1985 vous et d'autres intellectuels aviez commencé à défendre les libertés intellectuelles sur ]e plan politique. Vous vous engagiez dans une sorte de résistance, dans ce cas?

R - Oui, les intellectuels, qui avaient toujours résisté en silence, par leurs écrits, ont commencé à bouger; pas les institutions. Cependant, l'Union des écrivains à laquelle j'appartenais a été l'une des premières à demander la liberté d'expression pour les Albanais du Kosovo, l'arrêt des différenciations, etc. Tout de suite après cela, des attaques contre notre association sont venues des Serbes du Kosovo; mais elles étaient orchestrées par les écnvains de Belgrade. Cela a été particulièrement sensible au congrès de Novi Sad, en 1985. Nous y avions envoyé nos représentants, qui se sont fait traiter de " séparatistes ", etc.

Q - Cela s'est donc passé avant la découverte du fameux Mémorandum de l'Académie serbe des sciences et des arts de Belgrade, en 1986 ? (31)

R - Oui, il y avait à Novi Sad les personnalités de l'Union des écrivains serbes, notamment Dobrica Cosic. (Leur bâtiment à Belgrade est très sympathique en tant que construction, offert par la France... mais malheureusement ses occupants sont très " fantasmagoriques " !) Tous ces écrivains serbes présents à Novi Sad ont commencé à se lamenter sur le sort des Serbes du Kosovo

Q - Croyez-vous que ces écrivains soient en partie responsables du déchaînement de haine et de nationalisme qui a déferlé sur le pays ?

R - Malheureusement oui, car dans leurs articles et leurs discours, dans leurs poèmes aussi, ils se sont montrés très agressifs. Il y avait par exemple Miodrag Bulatovic' qui se considérait lui-même comme un " dissident " (c'était de l'autoconsidération !), ainsi que Drasvkovic et Cosié. Ils ont aussi commencé à dénigrer les Croates et les autres peuples (32)

Q - A l'époque, en 1985, l'opinion publique de Yougosiavie était-elle au courant de ces débats et en comprenait-elle les enjeux politiques ?

R - Oui. En Serbie, elle l'était, car la presse s'en est fait largement l'écho. Cela a de plus été bien accepté et a même suscité une grande satisfaction. Les gens se sont dit: " En voilà qui pensent autrement que les autorités communistes ! "

Q - Et comment réagissaient les Albanais aux tentatives de résistance de leurs intellectuels ?

R - Il y a eu un phénomène d'identification avec les intellectuels albanais. Ce n'était pas " organisé ", c'était impossible, puisqu'on n'avait pas, sous l'état d'urgence, le droit d'appartenir à des groupes. L'appareil communiste était très puissant. Mais les populations albanaises elles-mêmes étaient très fortes à l'intérieur, en silence, pas publiquement.

Q - N'y a-t-il pas eu alors, puisqu'une organisation n'était pas possible, des réactions de la population albanaise moins pacifiques, celles-là ? Des actes individuels de révolte ? Des bavures ?

R - Non, il n'y en a pas eu (33). Il y a eu plus de violences entre les Albanais eux-mêmes qu'envers les Serbes. De plus, certains délits ont été montés. De toute façon, ils n'ont pas été nombreux (34)

Q - Parce qu'on aimerait bien savoir quoi répondre aux interlocuteurs serbes lorsqu'ils nous disent: " Les Albanais ont violé nos femmes; c'est pour cela que les Serbes quittent le Kosovo; les Albanais ont déterré des cadavres de bébés serbes dans nos cimetières. " Des représentants du groupe Postojbina (Mère Patrie), rencontrés en février 1992 à Prishtina, nous ont même montré des photos de femmes en pleurs sur des tombes (35). Qu'en est-il, selon vous ?

R - Maintenant, parallèlement à la répression qui s'abat sur les Albanais, aux condamnations, aux violences policières, la propagande serbe continue. Tout cela est fabriqué (36). Je peux vous envoyer des documents intéressants qui le prouvent (37). Car certains Serbes commencent à parler : ce [Miroslav] Solevié, par exemple, qui a orchestré la campagne contre les Albanais en 1986-1987 en même temps que Milosvevié faisait ses débuts (38). Il y a aussi [Bogdan] Keéman qui est aujourd'hui chef de la Croix-Rouge. Solevic a appelé à des manifestations à Belgrade, a continué en Voïvodine, et après il est allé au Monténégro, où l'ancien pouvoir communiste a été noyauté. Au Kosovo, ils ont réussi avec d'autres moyens plus violents, et en suspendant la Constitution.

Aujourd'hui, des gens comme Solevic (congédié par Milosevic et envoyé depuis comme ouvrier à Nis) avouent que c'était un jeu, un montage politique; il explique que ce que l'on imputait aux Albanais est faux. Il y a aussi des articles d'anciens agents secrets serbes, qui avouent qu'ils ont construit ces bêtises. Si ce n'était Si tragique, on en rirait.

Q - Qu'en est-il cependant de l'exode des Serbes du Kosovo? Pourriez-vous aussi donner quelques précisions sur celui des Albanais entre 1981 et ce moment charnière où l'autonomie a été supprimée?

R - Il faut comprendre qu'au Kosovo la situation économique était extrêmement difficile. C'était la région la plus pauvre de l'ex-Yougoslavie. Il n'y avait pas beaucoup de travail (39), un grand nombre d'Albanais, dès les années soixante-dix, sont donc allés travailler à l'étranger -en Suisse, en Allemagne; cela a contribué à maintenir l'équilibre social. Dans nos revendications, il y avait bien sûr la demande d'une septième république, demande formulée dès 1968, mais la révolte était d'abord sociale, économique. On a voulu après lui donner un sens politique. Tout était mêlé, en fait: nous étions fatigués de la corruption des dirigeants communistes qui tenaient dans leurs mains tous les postes de travail. Cette situation économique difficile explique aussi en partie le départ de certains Serbes - pour des régions plus riches, notamment la Voïvodine. Il paraît que 20 000 Serbes auraient quitté le Kosovo entre 1981 et 1991; je pense que ce sont des chiffres à peu près corrects. Dans les années noires qui ont suivi 1981, quand la situation était la plus dangereuse au Kosovo, le régime a pris quelques Serbes et les a installés au Kosovo. Mais s'il y a des Serbes qui quittent aujourd'hui le Kosovo, ce n'est pas à cause de la pression albanaise. C'est un mythe qu'ils ont inventé avant.

Q - Et pourquoi le quittent-ils, alors ?

R - Je crois que les Serbes qui quittent aujourd'hui le Kosovo, ce sont les bureaucrates installés par Belgrade depuis 1989-1990, et aussi les gens qui n'ont plus beaucoup d'argent, qui vont en Serbie, et retrouvent là-bas leurs terres, leurs propriétés.

Q - Alors la population serbe du Kosovo aurait tendance à diminuer?

R - Non, je ne crois pas, elle est stable. Les Serbes qui habitent le Kosovo depuis longtemps sont restés. Par exemple, l'année dernière, ils ont installé 7 000 réfugiés de Bosnie et de Croatie (40).

Q - Dans le plan de paix pour le Kosovo en dix points que vous avez présenté début 1993 aux instances internationales (aux Nations unies) , le point 8 stipule : " Faire cesser la colonisation du Kosovo par la Serbie. "Ne craignez-vous pas que l'on vous reproche de vouloir créer un pays " ethniquement pur"? (41)

R - Ce n'est qu'une façon d'essayer d'attirer l'attention de l'opinion mondiale et de protester contre ce " Programme pour la réalisation de la paix et de la prospérité au Kosovo (41) ", qui est en fait un véritable programme de colonisation, qui vise aussi à casser notre identité. Ce programme permet aux chefs politiques serbes de ne même plus se cacher de vouloir modifier la structure ethnique du Kosovo. Par exemple, l'un des plus fameux d'entre eux, Vojislav Seselj (42), a déclaré que " vu le trop faible pourcentage de Serbes dans la commune de Podujevo", ils avaient prévu non seulement de réinstaller des Serbes, mais aussi de supprimer les droits au logement des Albanais. C'est ce qu'ils sont en train de faire. C'est le même Seselj qui, pendant l'été 1992, a permis qu'environ 45000 Croates et 60 000 Hongrois soient chassés de Voivodine et que leurs maisons soient mises à la disposition des réfugiés serbes de Croatie. Ainsi les extrémistes et les autres, puisqu'ils ont celte prétendue loi pour eux, peuvent dire que nous sommes en trop grand nombre au Kosovo, que les Albanais font la " politique du lit ", etc. Ils ont même prévu dans leur programme un article qui stipule, c'est écrit, que des mesures seront prises pour réduire le taux de natalité au Kosovo (43) . Pendant ce temps, ils détruisent nos monuments, imposent le cyrillique, changent le nom des rues, interdisent depuis un an l'accès à nos lieux de culte. Tout est suspendu par les mesures " de violence " qu'ils ont imposées à toutes les institutions culturelles: je vous ai déjà parlé de la bibliothèque de Prishtina, des archives et de la documentation qu'ils ont détruites. Ils continuent, dans la plus parfaite impunité.

Q - Pensez-vous que les milieux diplomatiques internationaux soient encore réceptifs à la propagande qui a contribué à façonner la conscience politique des Serbes d'aujourd'hui?

R - Ils voient bien ce qui se passe, hélas, avec la guerre en Croatie, et aujourd'hui en Bosnie. On essaye de trouver des solutions. On travaille tous à cela, à une prévention, pour sauver la situation d'un conflit plus étendu et permettre que le Kosovo soit le pays de tous ceux qui y vivent (43)

Q - Qu'en est-il de ce plan de partage du Kosovo dont on entend parler et qui est présenté comme une perspective de solution négociée?

R Ce projet, que les Serbes mettent périodiquement en avant, n'est qu'un moyen parmi d'autres pour parvenir au même but: casser l'identité du Kosovo, mais en s'en prenant, ici, à son intégrité territoriale. Il a émané de Vuk Drasvkovic, puis a été repris par Dobrica Cosic'. Il consiste à partager le Kosovo en conservant pour les Serbes cette partie de l'est du Kosovo qui est la plus riche et comprend les mines de Trepça. (44) Ce projet a été soumis officiellement à Genève par Svetoslav Stevanovié, conseiller de M. Cosic, qui était président de cette prétendue Yougoslavie. J'en ai été informé, mais Cyrus Vance et lord Owen ne l'ont pas accepté.

Q - N'est-ce pas un projet piège qui vous forcerait à vous satisfaire d'un Kosovo " peau de chagrin" et à renoncer, sous prétexte d'un accord négocié, à votre principale revendication, c'est-à-dire l'indépendance ?

R - Oui, bien sûr, c'est un projet qui est plutôt fait pour décourager nos demandes. Car par la suite, Si les Serbes sortent vainqueurs en Bosnie et en Croatie - il ne faut pas oublier la Croatie -' ils pourront effectuer dans les négociations qui s'ensuivront des transactions sur le Kosovo et en prendre la partie la plus riche, selon le scénario dont nous venons de parler. Mais, de toute façon, ce ne serait pas acceptable. Ce n'est pas une solution, car il resterait hors du Kosovo ainsi réduit presque un million d'Albanais.

 

Q - Donc vous pensez que l'option du " Kosovo étroit ", même Si elle n'est pas à l'ordre du jour, pourrait être à nouveau d'actualité ?

R - Oui. Ils vont essayer. Pourquoi ne le feraient-ils pas? Pourquoi n'en profiteraient-ils pas pour gagner aussi une partie du Kosovo ? Parce qu'ils ont conscience qu'ils ne peuvent pas tenir davantage le Kosovo par la force, et achever complètement la Grande Serbie, avec toutes ses richesses et tout son territoire. Vous le voyez, l'opposition serbe ou le régime jettent toujours quelque chose sur la table pour faire obstacle à la demande des Albanais d'un Kosovo indépendant. D'ailleurs, cela s'est bien vu, en décembre 1993, pendant celte dernière campagne électorale en Serbie. On a entendu encore beaucoup de propositions pour expulser les Albanais vers l'Albanie, ou d'autres tendant vers des " solutions " du même ordre (45), qui sont très - comment dire ? - très noires, très dures. Je le crains, tout cela procède d'une même volonté, ce sont les préparatifs, les préludes à la catastrophe (46)

Notes

1. Dans un communiqué daté du 5 août 1993, Ibrahim Rugova met cependant le doigt sur le changement de tactique de Belgrade: " Depuis le début du mois d'août jusqu'à ce jour, 96 Albanais ont été emprisonnés et attendent d'etre condamnés au cours de procès politiques. " En novembre 1993, 19 Albanais passeront en jugement pour " soulèvement armé".

2. Selon les documents envoyés par le ministère de l'Information de la République fédérative de Serbie et du Monténégro en date du 17 juin 1991, 24 titres de journaux et de périodiques en langue albanaise existaient encore. Fin J 993, il n'en existait plus officiellement que 2:

Buiku (L'Agriculteur) et Zen (La Voix).

3. Les observateurs de la CSCE ont dû mettre fin à leur mission en juillet 1993. Voir l'appel d'Amnesty International (doc. externe, septembre 1993, cf. bibliographie) pour que se mette en place d'urgence " une structure de surveillance internationale en Yougoslavie, en raison essentiellement de l'instabilité de la situation au Kosovo ". Voir aussi l'appel d'Amnesty du 12 octobre 1993 qui souligne le fait que des citoyens albanais du Kosovo ont été arrêtés et ont été victimes de mauvais traitements pour avoir été simplement en contact avec les observateurs de la CSCE.

4. Selon les responsables albanais de la LDK, environ 350 000 Albanais du Kosovo seraient répartis entre l'Europe et les États-Unis. Ils seraient environ 100 000 en Allemagne, 120 000 en Suisse ("la Suisse est un petit Kosovo ", dit Ibrahim Rugova), 40 000 en Belgique, 20 000 en Autriche, 60 000 dans l'ensemble des pays scandinaves, et environ 5 000 en France. Une partie importante d'entre eux – peut-être la moitié - vivraient en situation irrégulière ou seraient des travailleurs temporaires. Aujourd'hui, ainsi que l'a confirmé lbrahim Rugova lors de sa venue a Paris en décembre 1993, la " sourde épuration ethnique continue, mais moins vite, parce que beaucoup de pays européens, comme l'Allemagne, les pays scandinaves, la Suisse, imposent des visas. Mais il y a encore des gens qui partent à cause de ces actes de répression ".

5. Adem Demaçi, né en 1936, est l'un des écrivains les plus célèbres du Kosovo (avec, entre autres, Serpents de sang). De 1959 à 1990, il a passé vingt-sept ans et demi en prison pour délit d'opinion. Président du Conseil pour les droits de l'homme de Prishtina, il a reçu le prix Sakharov eri 1991.

Rexhep Ismaili, né en 1947, est un linguiste réputé. Il a fait plusieurs séjours d'études en France et a publié plusieurs ouvrages: entre autres, Shumsia e textit (La Pluralité du texte). Traducteur de Gilles Martinet, Descartes, Prévert, Todorov, membre de la présidence de la Ligue démocratique, ancien prisonnier politique, il est l'un des très proches d'Ibrahim Rugova.

Bujar Bukoshi, né en 1947, est professeur à la faculté de médecine de Prishtina. Il est l'un des fondateurs de la LDK et remplit actuellement les fonctions de Premier ministre de la République du Kosovo. En exil à Stuttgart.

6. Selon le cinéaste et poète Azem Shkreli (entretien à Paris en juin 1991), un tiers de la population ne survivait déjà que grâce à l'aide de la diaspora. Selon le rapport du Conseil des droits de l'homme de Prishtina daté du 25 juin 1993, " 120 000 familles albanaises du Kosovo n'ont aujourd'hui aucun moyen d'existence, ce qui veut dire que presque 1 million d'Albanais sont exposés à la famine ".

7. lbrahim Rugova dira un peu plus tard: " Le Kosovo est très riche. Je parle des mines. Nous avons des grandes réserves de charbon, des centrales électriques. Trepça est la première mine de plomb en Europe. La troisième du monde. C'est pour cela qu'il y a des problèmes. C'est un peu notre tragédie, comme en Afrique du Sud...

8. 1.65 000 appelés albanais seraient en fuite. (source: LDK>; 60 000 selon Helsinki Watch en novembre 1993. Ibrahim Rugova ajoutera, en décembre 1993 : " Parallèlement les jeunes s'en vont, comme je vous l'ai dit, car ils sont mobilisés de force dans l'armée serbe et envoyés au front, d'abord en Croatie et maintenant en Bosnie. Il y a eu auparavant beaucoup de cas de "suicides" mystérieux parmi les jeunes appelés albanais, entre 1981 et 1989, plus d'une quarantaine de cas et quelque 200 disparitions. " Chiffres confirmés par les organisations de défense de droits de l'homme du Kosovo ainsi que par la LDK (elles ont fait état de 43 à 47 morts et de 200 disparitions). L'armée serbo-monténégrine comporte officiellement 14 % d'Albanais.

9. Cf. Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie (op. at.), qui cite le père Anatasije Jevtic: " A partir de cette rébellion [celle de 1981], qui devait reprendre en novembre 1988 et en février-mars 1989, les Serbes du Kosovo-Metohija ont commencé à être ouvertement l'objet d'un génocide... " " Qu'en est-il en fait ? " demande Paul Garde qui ajoute: " Le même auteur [A. Jevtic " pour la période 1981-1989 [...] recense en tout quatre assassinats...

Voir également le rapport d'Helsinki Watch de novembre 1992, qui dénonce la " propagande incessante " du gouvernement serbe qui a " exagéré à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix [...] l'ampleur et la nature des violations des droits de l'homme dont Ont été victimes les Serbes au Kosovo, en Croatie et en Bosaie-llerzégovine".

10. " Avec le régime instauré au Kosovo, nous nous trouvons en présence d'une série de mesures qui, sans toujours menacer directement la vie ou la liberté, violent toutefois des droits élémentaires et mènent à l'anéantissement des personnes victimes du système. Ces mesures empêchent manifestement des hommes de vivre dignement. Le paquet de mesures prises par la Serbie est de surcroît exclusivement dirigé contre la population albanaise: les Serbes, qui constituent le deuxième groupe de population, ne sont pas les victimes mais les profiteurs de la politique de Belgrade. " Caritas, Rapport de la mission effectuée du 16 au 20 novembre 1992 (voir bibliographie).

11. De 1989 à 1993, 118 Albanais ont été tués par la police et par l'armée. Il faut y ajouter 13 victimes en 1981, 1 en 1982, 2 en 1984, 3 en 1985 - chiffres donnés par les divers groupements des droits de l'homme au Kosovo cités plus haut. Selon Ibrahim Rugova (communiqué de presse du 5 août 1993), rien qu'entre juin et août 1993, 7 autres personnes ont été tuées ou sont mortes sous la torture.

12. Membre de l'état-major suprême pendant toute la guerre, Alexan-der Rankovié joua un rôle clef tant dans le contrôle de l'Armée de libération yougoslave que dans les rapports de celle-ci avec les Alliés. Impitoyable ministre de l'Intérieur, chef de la police militaire et secrète, chargé de mettre en œuvre la double purge de 1948 - contre les erinemis du communisme et les alliés de l'URSS -, il tomba en 1966 et fut exclu du Parti.

13. En vertu de la loi sur les " mesures temporaires ", appliquée en août 1990, la faculté de médecine de Prishtina passa sous le contrôle direct de l'université de Belgrade: première " charrette " de médecins, renvoyés, et parfois menés en prison menottes aux poignets. Juin 1991, avec la prorogation de la loi, deuxième " charrette ". Situation en 1993 : 2 000 employés médicaux, dont 157 professeurs, ont été renvoyés (rapport présenté par le Conseil de défense des droits de l'homme, juin 1993; voir bibliographie). Lire aussi le rapport d'Alush Gashi, professeur d'anatomie à l'université de Prishtina, Washington, 19 mai 1993 et son témoignage personnel sur les mauvais traitements, dont, avec d'autres, il a été victime. Outre les violences qu'il décrit, et qui ont été commises dans l'enceinte même des hôpitaux, il souligne les changements depuis la promulgation des lois de juin 1990: " Du fait d'un nettoyage ethnique bureaucratique, certains départements restent sans médecins albanais f...]. A Prishtina, en 1993, seuls 58,4 % des nouveau-nés ont été vaccinés contre la poliomyélite, la situation étant pire en province; dans la commune de Vîtia, d'où 98 % des médecins albanais ont été chassés, seuls 18 % des nouveau-nés ont été vaccinés; on meurt de tétanos néonatal, de tuberculose. "

14. Voici à titre indicatif les chiffres relevés en février 1992, pendant notre reportage au Kosovo, après consultation des registres dans un hôpital de Prishtina: 1990, 1154 opérations pratiquées; 1991, 795 opérations pratiquées.

15. "En 1989, sur 12 000 nouveau-nés, 857 sont morts, soit 1 sur 14. En 1993, sur 4 959 nouveau-nés, 879 sont morts. Le taux de mortalité infantile a plus que doublé entre 1989 et 1993 ! " (Kosova, 12 décembre 1993).

16. Selon un rapport du Mouvement pour une alternative non violente (MAN) d'août 1993 (voir bibliographie), il ne reste plus à Prishtina que " deux ou trois chefs de service albanais (auxquels on n'a pas encore trouvé de remplaçants). Après trois ans, les conséquences sont dramatiques: 800 000 personnes sont sans assistance médicale ".

17. Voir les témoignages recueillis par Médecins du monde, Pharmaciens sans frontières, Le Quotidien du médecin (5 et 12 septembre, 29 novembre 1990), et " Deux mille cinq cents Albanais ont protesté contre l'empoisonnement massif de la jeunesse albanaise ", dans la Revue de Kosova, Bruxelles, mars-avril 1990.

18. Stipe Mesié, à l'époque président de la Fédération yougoslave, avait déclaré lors d'une visite aux Etats-Unis cf. Borba, 28-29 septembre 1991) que " des gaz militaires dangereux ont été utilisés contre des populations albanaises ". En décembre 1993, Ibrahim Rugova nous apprendra que de tels procédés ont aussi été utilisés en Bosnie et en Croatie.

19. Selon le rapport Helsînki Watch de 1992 (voir bibliographie),

" divers groupes médicaux ont enquêté sur ce phénomène, mais tandis

que certains ont confirmé les allégations susmentionnées, d'autres les

ont réfutées ". Ce rapport, très réservé sur ce dossier mentionnant

3500 enfants albanais, prend néanmoins acte du fait qu'aucune enquête

officielle n'a été diligentée du côté des autorités serbes. Selon ces

témoignages et des dizaines d'autres (voir le rapport de la FIDH reproduit en annexe), quelque 7 000 enfants, en grande majorité albanais, répartis sur treize communes du Kosovo, auraient été victimes, entre le 18 et le 23 mars 1990, d'empoisonnements par émanations de gaz toxiques; 200 auraient été gravement atteints et seraient encore soignés en Europe. Les médecins serbes rencontrés à l'hôpital de Prishtina, pourtant non sollicités sur ce dossier que nous jugions trop obscur et hors de notre domaine de compétences, nous ont montré des feuilles d'hospitalisation, de quelques heures, de ces malades; ils parlent d'" hystérie ", de " farce collective ", de " comédie ".

20. Ces dispositions d'apartheid dans les écoles ont donc été introduites par Belgrade des 1989-1990, avant même l'adoption de la loi sur les " mesures temporaires " du 26 juin 1990.

21. Cf. l'analyse des méthodes de terreur déployées notamment sur les enfants dans le cadre de la guerre en ex- Yougoslavie dans le recueil Vukovar-Sarajevo (voir bibliographie).

médecins serbes, ils leur faisaient confiance. Mais ils se méfiaient de ceux du Kosovo.

22. Alush Gashi, dans son rapport déjà cité, donne les chiffres suivants: " En 1989, il 652 naissances au Kosovo, dont 93 % de mères albanaises (50 à 60 enfants par jour); en 1993, 4 ou 5 naissances d'enfants albanais par jour. "

23. D'autres médecins, rencontrés dans des cliniques parallèles visitées en février 1992, nous ont informés que les primes à la maternité sont supprimées depuis 1990 pour les Albanaises, et communiqué les chiffres suivants: de janvier à octobre 1991, sur 2 760 naissances dans les hôpitaux réguliers, 608 seulement étaient de mères albanaises; pour les mois qui suivent, les médecins ne possédaient plus de données, les autorités serbes ayant " caché les protocoles ". Des associations de femmes dépendant de la LDK essaient d'établir un recensement dans tous les villages. Il faut souligner que, depuis 1991 et cette rencontre avec A. Krasniqi, la résistance pacifique a mis sur pied à Prishtina, à partir de 1992, par le biais de l'association Mère Teresa, un dispensaire,

Etika, qui permet de suivre environ 45 000 personnes (consultations, médicaments, etc.). Cf. le rapport du MAN (voir bibliographie).

24. Xhafer Shatri, né en 1949, prisonnier en Serbie pendant huit ans, actuel ministre de l'Information de la République du Kosovo, vit à Genève.

25 Le même Miodrag Diuricvié expliquait aux représentants de Helsinki Watch en mission à Pristina en décembre 1991 " Nous avons effectivement pris des mesures qui ont nécessairement mis en colère les minorités ethniques de la province. Certaines mesures prises n'étaient pas démocratiques mais étaient nécessaires pour établir l'unité du territoire national. " Et plus loin " le suis venu de Belgrade pour chercher une solution dans l'intérêt de tous ceux qui vivent ici [...] Si cela ne marche pas, nous aurons la guerre. " Helsinki Watch, " Violations des droits de l'homme au Kosovo, 1990-1992 " (voir bibliographie).

26. Titre d'une des nouvelles d'Eqrem Basha, traduites de l'albanais par Christiane Montécot et Alexandre Zotos, à paraître. Eqrem Basha, né en 1948, poète, romancier, traducteur de Sartre, lonesco, Camus, Malraux, etc., est l'un des amis de jeunesse d'Ibrahim Rugova . La nouvelle citée plus haut est un hommage clair et discret aux victimes de la torture au Kosovo, entre autres, nous croyons le deviner, à Rexhep lsmajli, qui, s'il en a réchappé, n'en parle qu'à quelques proches.

27. Dobrica Cosié, président de la République fédérative de Serbie et du Monténégro, destitué en juin 1993. Écrivain, auteur, entre autres, de: Le Temps du mal, Le Temps de la mort, Racines, tous parus aux éditions L'Age d'homme, Lausanne). Il aurait été 1'u~ des inspirateurs du Mémorandum de l'Académie des sciences et des arts de Belgrade, dont de larges extraits furent publiés les 25-26 septembre 1986 dans Vecernie Novosti, de Beigrade, après sa découverte par un journaliste de ce quotidien.

28. " En 1968, les citoyens albanais du Kosovo réclamèrent le statut de république fédérée. Afin d'apaiser les esprits, Tito dota le Kosovo de sa première université, l'université de Prishtina, geste qui n'empêcha pas l'éclatement de troubles en 1974. C'est alors que Tito fit promulguer la Constitution de 1974, accordant au Kosovo le statut de province autonome au même titre que la Voivodine, à égalité constitutionnelle avec les six républiques, dont la Serbie. " (Article inédit de Musa Jupolli.)

29. Cette peur de l'éclatement de la fédération est remarquée par Michel Roux: " Les autres républiques reconnaissent la nécessité de rechercher en priorité une solution à la crise du Kosovo, sans toutefois être totalement d'accord sur les moyens à employer, mais [...] plusieurs d'entre elles craignent une montée en puissance de la Serbie, qui mettrait en cause l'équilibre politique au sein de la Fédération. " (Les Albanais... p. 411, voir bibliographie.)

30. Voir Amnesty International, mai 1989, document externe, p. 5-6 . De source officielle, les manifestations de mars 1989 auraient fait 24 morts (dont 2 policiers) et plusieurs centaines de blessés; selon l'agence Reuter, une centaine de morts; selon le journal slovène Mladina, environ 200 morts. 800 personnes furent condamnées à l'issue de procès sommaires à des peines allant jusqu'à 60 jours de prison ; par ailleurs, 237 personnes ont été " détenues à l'isolement "dès l'adoption des " mesures temporaires ". En mai 1989, 153 d'entre elles s'y trouvaient encore.

31. Cf. sur ce sujet Michel Roux, Les Albanais en Yougoslavie (voir bibliographie), et particulièrement le chapitre sur "la crise du Kosovo "où l'auteur démonte la propagande serbe et la façon dont les médias occidentaux, notamment français, l'ont véhiculée. Il conclut, à propos des rumeurs concernant les assassinats de bébés serbes par des infirmières albanaises: " Bref, c'est une psychose que toute la nation serbe semble partager avec les Serbes du Kosovo " ~. 381).

32. Dans Le Danger du fondamentalisme albanais... (voir bibliographie), Mark Krasniqi, de l'Académie des sciences de Prishtina cite Dobrica Cosic: " Le mensonge est une forme de notre patriotisme et un témoignage de notre intelligence naturelle. Nous mentons de façon créative, fantastique, inventive " (Velika Epohina enciklopedia aforizama, Zagreb, 1968, p. 264).

" Le Kossovo n'est pas la seule région où le peuple serbe souffre de discrimination. La baisse du nombre de Serbes en Croatie... "(Mémorandum).

" Le génocide physique, politique, juridique, culturel de la population serbe du Kossovo et de Métochie est la défaite la plus grave qu'a subie la Serbie dans ses lultes de libération depuis la bataille d'Orasac de 1804 jusqu'à l'insurrection de 1941. La responsabilité de cet héritage revient avant tout à l'héritage du Komintern, héritage toujours vivant dans la politique du Parti communiste de Yougoslavie... " (Mémorandum).

33. Après une série d'enquêtes menées en avril 1989 au Kosovo par la FIDH sur la répression contre les Albanais (voir Antoine Garapon, " Différenciés, les Albanais du Kosovo ", Le Monde diplomatique, novembre 1989, et d'autres missions sur place pour enquêter sur les empoisonnements par gaz toxiques en 1990, Antoine Garapon, magistrat, juge pour enfants, conclut: "On ne peut rien reprocher aux Albanais du Kosovo [...]. Ils n'ont jamais [depuis 1981] commis d'actes terroristes, jamais tué un Serbe, jamais violé une femme serbe, jamais spolié I...]. La morale est pour eux. C'est leur capital. Celui de la pureté. "

34. En 1992, le bulletin Kosova faisait cependant état du meurtre d'un policier serbe. Récemment de nombreux " attentats terroristes "Ont été imputés à des Albanais. D'autre part, la mauvaise image des Albanais à l'étranger, souvent associés au trafic de drogues, d'armes et au terrorisme, fait l'objet des préoccupations des représentants du gouvernement en exil. Bujar Bukoshi, Premier ministre de la République du Kosovo, désapprouve dans Kosova du 23 novembre 1993 "les activités illégales de certains Albanais en Europe " et lance un appel à la vigilance...

35. Nous leur avons évidemment demandé de nous fournir des preuves matérielles; ilS n'en avaient aucune et nous ont suggéré de consulter les fichiers de la police serbe... Ces mêmes personnes s'écriaient, en réponse à la question de savoir à combien ils estimaient le repeuplement serbe à venir au Kosovo: " Un million, pourquoi pas ! " " Cinquante mille ", corrigeait leur chef.

36. Cf. Paul Garde, op. cit. : "Quant aux viols [de femmes serbes, citons la remarque d'une journaliste croate: "De 1981 à 1988 au Kosovo ont été enregistrés 134 viols, ce qui signifie qu'en sept ans dans cette province, il y a eu moins de crimes sexuels que par exemple en Slovénie en une seule année." "

37. Borba (Belgrade) " Dekada Vladanja ~lobodan Milosvevicâ " (" La décennie de pouvoir de Slobodan Milosevîc"), 8, 9, 10 février 1993.

38. Slobodan Milosevié (qu'Ibrahim Rugova mentionne peu souvent) devient en 1984 président du Comité de la Ligue communiste de Belgrade; en 1986, il est président du Comité central de la Ligue communiste de Serbie. Il prononce dans la nuit du 24 avril 1987 un discours fameux devant les Serbes du Kosovo, à Kosovo Poîje, qui contribuera à nourrir l'albanophobie est à asseoir son autorité autour du thème: " Le Kosovo nous appartient. " Voir les films Rosovo:poudrière des Baîkans et Yougoslavie, genèse d'une guerre (références indiquées dans la bibliographie).

39. Cf. Paul Garde, (voir bibliographie): "Taux de chômage de 55,9 %, productivité trois fois moindre que la moyenne nationale et six fois moindre qu'en Slovénie. " Sut les 200 000 personnes travaillant effectivement en 1989 au Kosovo, plus de 100 000 (selon le rapport CISL de juin 1992; voir bibliographie) ont été licenciées depuis 1990, remplacées par 20 000 Serbes ou Monténégrins attirés par des avantages matériels. Mais en dépit de la reconquête prévue par le " Programme pour la réalisation de la paix et de la prospérité au Kosovo " du 30 mars 1990, le solde migratoire des Serbes reste déficitaire. En 1992, au Kosovo, I Albanais sur 12 travaillait, contre I Serbe sur 3,5.

40. Cf. pourtant Paul Garde: "Il n'en reste pas moins que l'émigration des Serbes hors du Kosovo est un fait réel. Elle ne s'explique pas seulement par la pauvreté du pays, les Albanais aussi émigrent .. [Mais les départs des Albanais étaient en 1983 deux fois moins nombreux que ceux des Serbes en chiffres absolus, donc huit fois moindres en pourcentage. Cela signifie que le sentiment d'insécurité des Serbes était réel " (op. cit., p. 235).

Selon les sources, il y aurait en entre 1981 et 1990 quelque 20 000 départs de Serbes (les chiffres officiels s'élèvent à 2 000 départs par an), soit 10 % de la population serbe du Kosovo. Selon Michel Roux, le mouvement des départs ne s'es! pas accru depuis 1981 par rapport aux deux décennies précédentes. Malgré l'incertitude des chiffres en la matière, il recense 22 000 départs du Kosovo pour la période 1983-1987, dont 12 000 départs de Serbes (dont 14 cas seulement auraient relevé de pressions ethniques).

41. Approuvé par l'assemblée de la République socialiste de Serbie le

23 mars 1990, publié au Journal officiel de Serbie le 30 mars 1990, ce programme prévoit notamment un train de mesures pour favoriser le repeuplement serbo-monténégrin et l'épuration ethnique des Albanais.

42. Né en 1954 à Sarajevo, il a pris part en 1991 au massacre de Borovo Selo en Croatie. Figurant sur la liste des criminels de guerre, il devrait être jugé par un tribunal international. Président du Parti radical serbe (ultra-nationaliste), surnommé (cf. Le Nettoyage ethnique..., op. cit., p. 310) " Doctor Horribilis ". Au programme de Sejelj, entre autres: " supprimer l'enseignement supérieur dispensé dans les langues des minori~s nationales ". Il a enseigné en 1991-1992 à l'université de Prishtina.

43. Mais on lit parfois dans la presse d'étranges suggestions, " certains parlant des modalités d'une émigration contrôlée des Albanais avec un concours international et après indemnisation pour perte de propriété [...] " (Evgeni Chossudovsky, " Pour un règlement pacifique au Kosovo ", in Le Monde diplomatique, juin 1993.> D'autres articles, pessimistes, affirment: " La conjoncture internationale laisserait voir que la politique à long terme de M. Rugova ne passera pas l'hiver" (Georges Kapopoulos, " L'hiver sera brûlant au Kosovo ", I Kathime-rini, Athènes, repris in Courrier international, n0 161).

44. En février 1989 tous les ouvriers albanais de ces mines de zinc se mirent en grève pour protester contre les mesures visant à supprimer l'autonomie du Kosovo; ils furent évacués par la police, licenciés, remplacés par des ouvriers serbes attirés à grands frais (logements, primes salariales, gratuité des transports, etc.). Cf. CISL, " Licenciements et purification ethnique au Kosovo "; voir bibliographie. Cependant, pour l'année 1991, ces mines n'auraient rempli qu'au tiers un programme déjà revu à la baisse sur les années ordinaires (source:

Syndicats indépendants, Pristina, février 1992>.

45. Michel Roux parle également - ce que n'évoque pas Ibrahim Rugova - de la politique de " modification du maillage administratif [pour le Kosovo] [qui permettrait de transformer les enclaves de population serbo-monténégrine en autant de communes " (Les Albanais..., p. 397-406). Il remarque que cette " stratégie de contrôle territorial, rapidement mise en oeuvre, a été la première à produire des résultats [dès la fin 1987] ".

46. Cf. Muhamedin Kullashi, " Le Kosovo et la dissolution de la Yougoslavie ", in Vukovar.Sarajevo, p. 193-194: " Le régime de Milosevic, face à des dissensions internes et à des pressions internationales, peut recourir à une nouvelle "bataille du Kosovo" pour maintenir la cohésion de l'État serbe. A ce risque est lié étroitement un autre risque, qui provient de la logique et de la nature de ce régime: la mise en place définitive de son projet de base, de sa raison d'être, l'État serbe ethniquement pur. Et la réalisation de ce projet doit se boucler justement au Kosovo. Parce que là, précisément "au coeur du serbisme", continuent d'être présents 90 % d'une population " étrangère ", c'est-à-dire non serbe. L'obstacle à la réalisation du projet historique du mouvement nationaliste serbe est tout simplement la présence mème des Albanais au Kosovo. "