SOUDAN : LES ENFANTS ESCLAVES
Olivier Weber, éditions Les mille et Une Nuits, 1999, prix : 13 F

Aluk, captif de 10 ans
Une caravane dans la savane
Affameurs et négriers
Le rêve de Warawar
Un marché d'esclaves
Les affranchis

Des siècles de servitude
Repères chronologiques

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ALUK, CAPTIF DE DIX ANS

C'était un jour de chaleur. Un vent du sud soufflait sur la savane. Les bêtes avaient soif et il fallait les accompagner a la source. Aluk avait pris la tête du troupeau de vaches efflanquées avec son petit frère Deng et ses camarades et ils avaient ri tous ensemble, ils avaient chante sur la piste de latérite. Tous se donnaient du baume au cœur pour affronter les animaux du Bahr el-Ghazal, province du Sud-Soudan.

Depuis longtemps, les parents d'Aluk lui avaient appris comment chasser le lion, comment éviter les éléphants, ceux qui dévastent les récoltes, ceux qui renversent les cases lors de grandes colères. Mais Aluk et ses trois camarades ne virent ce jour-la que des gazelles, légères comme l'air et bondissantes comme les cailloux en ricochet sur l'eau du fleuve, a un jour de marche d'ici. A dix ans, Aluk, un corps mince flottant dans une tunique beige trop large, des jambes longues et la démarche gracieuse d'une antilope, connaissait tout de la savane et de ses pièges, il était capable de dormir dehors, de manger peu pour survivre, de boire Juste ce qu'il fallait lors des longues marches. II connaissait les horizons de son village, Bac, avec ses huttes au toit de paille et aux murs de pise, il connaissait les collines et les mares, les puits caches et les bosquets d'arbres qui vous protègent du soleil soudanais a son midi.

Puis les gazelles s'étaient enfuies et tous les animaux avaient disparu. Aluk fut un peu étonné de ce grand remue-ménage, alors que d'habitude les gazelles ne sont guère effrayées par les garçons vachers. Des fauves devaient sûrement roder par là.

Alors il se rappela les gestes appris auprès de son père et de son grand-père. Surtout ne pas se placer sous le vent ou s'écarter des vaches, proies si faciles. Aluk n'avait pratiquement jamais été a l'école. D'ailleurs, des écoles, il n'y en avait pas dans son village et il fallait marcher longtemps pour s'asseoir dans la classe la plus proche. Aluk rêvait pourtant d'user a nouveau sa tunique sur les bancs d'une petite maison, une cahute semblable a celle que lw avait décrite le grand-père, avec un maître qui enseignait des choses inconnues, la couleur de la mer, la blancheur de la montagne, là-bas, vers le Kenya et l'Ethiopie, les autres peuples. Mais la province et tout le Sud-Soudan sont en guerre contre le régime de Khartoum, une guerre oubliée malgré plus d'un million de morts. Voila pourquoi il n'y a pas d'école, disait le grand-père, ou si peu.

Alors Aluk a appris la vie dans la grand-rue du village de Bac et dans les champs. A Bac, les rares distractions sont surtout religieuses, avec les fêtes des chrétiens et celles des animistes, comme le sont la majorité des Dinkas, la grande peuplade noire du Sud-Soudan. Quand on célèbre une naissance ou l'entrée dans le monde adulte d'un adolescent, on chante et on danse toute la nuit sur la petite place du village. Très tôt Aluk s'évertua a Jouer du tam-tam sur un bidon de plastique, avec les filles qui se déhanchaient sous le ciel étoilé, dans les rires et les cris, dans l'ivresse de la joie qui durait jusqu'a l'aube. Quelquefois, il chantait " America, America " qu'un oncle lui avait appris, une chanson qui parlait d'un pays lointain ou se rendirent jadis beaucoup de Noirs, un pays hier honni pour sa traite des esclaves et qui maintenant aidait la rébellion du Sud, en lutte contre les islamistes de Khartoum. Un Jour, il irait lui aussi dans un grand pays lointain, il partirait découvrir d'autres paysages, plus loin que la barrière des collines. Aluk tapait ainsi jusqu'a l'ivresse et dansait longtemps. Lorsque le tam-tam s'arrêtait, les danseurs s'effondraient et se traînaient Jusque dans les case, comme s'ils n'attendaient qu'un signal pour dormir et clore la fête.

Maintenant Aluk se cachait dans les fourrés avec son petit frère et ses camarades. L'un d'eux avait commence a s'inquiéter.

" Regarde, Aluk, souffla-t-il, même les vautour ont disparu. "

Aluk regarda le ciel et les branches des arbres. II n'y avait plus de vautours. Pourquoi avaient-ils disparu, ces oiseaux de malheur qui suivent souvent les lions a la trace, en quete de quelque proie - Peut-être avaient-ils fleure un autre festin, plus loin dans la savane.

" Ecoute, ces bruits... "

Des claquements secs secouèrent le silence de la savane. Ce n'était pas le tam-tam de la fête, ce n'était pas le chef du village qui battait le rappel des paysans pour une palabre. Non, il s'agissait de claquements lointains, comme des coups de feu. Aluk releva la tête entre les fourres mais il ne voyait rien, rien que la savane, les collines alentour, les bosquets d'arbres qui composaient des parcelles de foret. Puis les bruits se rapprochèrent et ils entendirent des cavalcades. Ils virent au loin des ombres blanches sur des chevaux, des ombres avec un turban.

La guerre.

Aluk se mit a trembler et plongea a nouveau dans les fourres. II comprit qui étaient ces ombres blanches. Les cavaliers venus du nord... Brusquement lui revinrent en mémoire les récits du grand-pere, certains jours de grande chaleur, sous l'arbre du village, les récits des raids menés par les Arabes, les terribles murahilin, miliciens armes par le régime islamiste de Khartoum afin de combattre le Sud. Aluk releva encore la tête et vit s'élever une fumée noire au-dessus du village. Garang, un autre garçon-vacher, rampa a ses cotes. II tremblait lui aussi.

" Ils sont arrives au village, ils ont tout brûle. "

II reprenait sa respiration et baissait la tête pour ne pas être vu.

" Ils ont tue ton père, ils ont tue tous les hommes. .. "

Aluk voulut crier mais Garang lui mit la mam sur la bouche. Tous voulurent s'échapper, gagner le bosquet d'arbres ou ils pourraient se réfugier, dans les branches, sans faire de bruit. Mais a peine avaient-ils bouge de quelques mètres qu'un cheval s'avança a contre-jour. Aveugles par le soleil, les enfants distinguèrent un homme en turban sur la selle, un sabre dans une main, un fusil dans l'autre. L'homme cria des ordres brefs pois sauta a terre et ligota les petits villageois. Sans un mot, les enfants furent conduits au village, l'un derrière l'autre, le premier attache au cheval de l'assaillant au turban blanc. Aluk réprima un haut-le-coeur: les cases achevaient de se calciner. Des cadavres trainaient sur la place, près de l'arbre de l'ancêtre. II reconnut le corps de son père. Lorsqu'il voulut s'élancer vers lui, il reçut un coup de cravache dans le dos et se rappela qu'il ne pouvait s'écarter du cheval avec ses gens qui lui cisaillaient les poignets. La maison de son enfance au loin fumait encore.. .

Puis les enfants ligotés parvinrent a un campement dans la brousse, sous des arbres comme les zaribas, les enclos provisoires que dressaient les commercants jullaha au XIXe siècle lorsqu'ils lançaient leurs razzias sur le Sud avant de remonter vers le Nord, plus riches que jamais, a l'instar de Rabih Fadlallah ou Zubeir Pasha Rahma, négrier de dizaines de milliers d'esclaves, et dont une rue porte toujours le nom a Khartoum, capitale qui ne fait guère la différence entre esclavagiste et héros national. Les cavaliers parlaient arabe, ils étaient vêtus pour la plupart d'une tunique, mais certains portaient un uniforme vert. Ils semblaient tous très excites et Aluk ne comprenait pas ce qu'ils disaient. Un mot revenait sans cesse dans leur bouche, abid, abid. Une lueur étrange animait leur regard. D'autres enfants attendaient dans le campement.

" II y en avait tellement que je ne pouvais même pas les compter. "

Commença alors une longue souffrance, dans le désert, dans les broussailles, sur des plateaux de pierre, dans les steppes ingrates aux cieux trop purs, ces antichambres de l'affliction. Des jours et des nuits d'errance, pareils a des fantômes, la gorge sèche comme un puits vide, avec un brouillard devant les yeux, la peur au ventre, la crainte de ne jamais revoir le pays, la chaleur le jour, le froid la nuit. Pour toute nourriture, il reçut deux ou trois boulettes d'une pâte épaisse, une sorte de bouillie sans sel, et pour calmer sa soif quelques gorgées d'eau.

En chemin, il rejoignit d'autres prisonniers, le peuple des captifs, enfants tremblants comme lui ou adolescents, des filles en haillons, quelques femmes aussi, deux d'entre elles avec un nourrisson dans les bras. II s'aperçut que des femmes parfois manquaient a l'appel au petit matin. S'étaient-elles enfuies - Avaient-elles réussi a défaire leurs liens - Peu a peu, i1 comprit que les plus faibles étaient achevés. Les murahilin - le mot provient de l'arabe marahil, nomade - ne supportaient pas les traînards, les malades, ceux qui commençaient a délirer dans cette colonne du désespoir et de l'infamie, cette longue file de pestiférés qui déjà avaient oublie de gémir et avançaient comme des aveugles, à tâtons, au bord de l'épuisement.

" Si vous tentez de vous enfuir, on vous tue! " cria le chef de bande a la barbe courte.

Alors Aluk rassembla ses forces sous les coups de trique et de fouet, il comprit qu'il n'avait pas le droit de tomber a terre, qu'il n'avait pas le droit de se plaindre, même si ses tempes battaient la chamade, même si son cœur cognait, de fatigue, de peur, il ne savait plus. II marcha, il marcha longtemps sur la sente du déshonneur, lui et son petit frère Deng age de huit ans, en regardant les pieds de son prédécesseur, sans broncher malgré les turpitudes, sans oser croiser le regard des hommes au turban blanc sur leur cheval. II vit encore comme dans un mauvais rêve des collines de pierre, des plateaux désertiques, des petites villes arabes habitées par des hommes a la peau claire. II traversa une rivière. Un garçon enchaîne lui souffla: " Regarde, c'est le Bahr el-Arab! " Aluk ouvrit grand les yeux malgré la lumière blanche, malgré la fatigue, malgré la peur. Le Bahr el-Arab... Dans les contes du grand père, ce fleuve qui jette ses eaux dans le Nil Blanc représentait la frontière du territoire des Dinkas. Au-delà commençait un autre monde, l'inconnu, le grand royaume des hommes durs.

Ou s'arrêtait cette longue marche, ou finissait le Soudan, le Pays des Noirs, l'ancien pays de Kouch au temps de l'Egypte ancienne, la plus vaste nation d'Afrique- Se rendait-on en Nubie, le tiers Nord du pays, siège jadis de trois royaumes chrétiens - En chemin, Aluk se rappela encore les récits du vieillard, les histoires de la chrétienté au Soudan, la conversion des le premier siècle après Jesus-Christ du trésorier de Candace, la reine de Méroé, mais aussi les récits horribles de la guerre, les sentiers a éviter, là-bas, au-delà des bosquets, car la ligne de front, floue comme l'horizon lors de la saison sèche, ne se situait jamais loin de Bac, un jour, deux jours, trois Jours de marche. De temps a autre, Aluk avait vu les guérilleros du S.P.L.A., l'Armée de Libération des Peuples du Sud Soudan, menée par le colonel John Garang, traverser son village. De temps a autre, il avait vu des blesses au regard vide sur des civières, emmenés par des porteurs épuisés. Rarement il avait vu des jeeps. La guérilla en a si peu.

Puis, après plusieurs semaines de marche, Aluk, son frère et les centaines d'autres captifs ouvrirent les yeux sur des maisons qui pointaient leur toit au bout de la piste. Etait-ce cela, le royaume du Nord, le grand pays de l'inconnu que décrivait le grand-pere dans ses récits épiques, I'une de ces villes arabes qui, voici une éternité, a une époque quasi biblique, vivaient en paix avec les villages du Sud- Aluk se frotta les yeux et découvrit les jambes flageolantes, la tunique déchirée et sale, une ville aux maisons de pise et de brique, aux larges rues terreuses empruntées par quelques camions et beaucoup de chèvres. Babanussa, bourg du Kordofan, accueillit la caravane avec un air de fête. Abid, abid, criait-on autour d'Aluk. Il comprit bien vite le sens du mot. Esclaves. Lui et les siens ne seraient désormais plus que des esclaves.

Le blanc pour Aluk devint la couleur de l'enfer, blanc comme l'horizon de l'inconnu, ou l'on comptait non pas en heures mais en coups de cravache - quatre jusqu'à la prochaine mare d'eau saumâtre, huit jusqu'au coucher de soleil, encore deux pour préparer le feu des négriers, ces chasseurs d'hommes. Blanc comme la douleur de la lanière de cuir sur la peau. Blanc comme le faix de la servitude. Blanc comme le turban qui se présenta au bout de la piste, après dix jours de marche, le turban du maître, Mohamed Abakar, commerçant et fermier aux trois épouses et aux innombrables enfants, propriétaire de six esclaves, adolescents pour la plupart.

UNE CARAVANE DANS LA SAVANE

J'ai cherche longtemps la trace d'Aluk. Des esclaves comme cet enfant, il en existe des dizaines de milliers au Soudan, selon les organisations de droits de l'homme. Quelques lignes dans une revue spécialisée avaient attire mon attention. L'esclavage au Soudan... Comme si perdurait le sinistre trafic, le commerce de ce que l'on appelait le " bois d'ébène " au siècle dernier, en raison de la couleur de peau des captifs, comme si se renouvelaient les habitudes avilissantes de la Grèce ancienne relatées dans L'Iliade et L'Odyssee d'Homère. L'article signalait des rafles, des raids, sans donner de précision. Je croyais ces pratiques reléguées a un autre age, même si elles perduraient ailleurs, en Mauritanie, au Pakistan, en Inde, sous une forme plus ou moins déguisée. Mais au Soudan, le chercheur évoquait une rumeur qui enflait depuis quelques années le régime avait lui-même renoué avec l'esclavage, il encourageait les chefs de la traite des Noirs. Le pouvoir menait ainsi la guerre contre le Sud, doublement coupable d'être rebelle et chrétien, ou animiste. C'était en mars 1998. Cette même année, on fêtait le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage; Spielberg sortait un film sur les esclaves noirs en route vers l'Amérique, Amistad, tandis qu'une députée de la Guyane française remuait ciel et terre et planchait sur une proposition de loi pour déclarer la traite des humains crime contre l'humanité. Le monde célébrait la victoire contre la barbarie, le long combat de Victor Schoelcher, homme libre de la révolution de 1848 et auteur du décret d'abolition signe la même année. " Nulle terre française ne veut plus parler d'esclaves " criait Schoelcher du haut de sa tribune. Un siècle et demi plus tard, personne ne semblait se soucier des abid du Sud-Soudan.

Ou se terrait Aluk - Pendant plusieurs mois, je récoltai de maigres indices pour remonter la piste des esclaves, ces hommes sans droit, propriété d'autres hommes, ces outils vivants selon le mot d'Aristote. Je rencontrai divers spécialistes mais personne n'avait la clé pour pénétrer le monde des ahid. Des Sud-Soudanais m'aidèrent alors dans ma quête, ainsi que des humanitaires. Je relus un vieux livre a la couverture Jaunie et aux pages ecornees, Marches d'esclaves, de Joseph Kessel. Grâce a l'aide d'un aventurier qui n'allait pas tarder a devenir célèbre, Henry de Monfreid, l'écrivain, envoyé spécial du Matin, se rendit en 1930 en Abyssinie et découvrit, au terme d'une enquête de trois mois dans la Corne de l'Afrique, ce qui pour lui était indicible, le trafic du bétail humain. II chercha longuement un marchand d'esclaves, Saïd, qu'il finit par rencontrer au détour d'un chemin comme si les deux hommes devaient se rencontrer.

" Va te promener demain avec tes amis sur la piste de Haraoue a Harrar, lui avait dit Monfreid. Si tu ne sais pas trouver Saïd, lui le saura. "

Le marchand, un homme au corps vigoureux, arme d'un poignard, le conduisit sur la piste des captifs. Alors Kessel sillonna en tout sens la Corne de l'Afrique, se rendit au Yémen, vit des cohortes de Noirs embarquer a bord de sambouks, les boutres de la mer Rouge, vers les cotes saoudiennes et yéménites. II acheva son livre par ces mots: " Longtemps encore, les caravanes et les sambouks d'esclaves porteront leur marchandise humaine d'Afrique en Asie, sous le soleil ardent, par des gorges tragiques et des vagues furieuses. " Kessel avait raison.

Le commerce inhumain perdura, mais en perdant de son importance. Le Ras Tafari, I'empereur d'Abyssinie, avait signe le décret d'abolition de l'esclavage quelques années plus tôt, en 1926. Si le Soudan continua son sinistre négoce, celui-ci diminua fortement au fil des décennies.

Lorsque les islamistes prirent le pouvoir a Khartoum en juin 1989, ils relancèrent la traite des Noirs, déjà remise au goût du jour par les miliciens du Premier ministre déchu, Sadek al-Mahdi. Ce dernier n'était autre que le descendant du fameux Mahdi, qui lutta au

siècle dernier contre les Britanniques. Ses partisans, que les Occidentaux s'obstinerent a appeler derviches, tuèrent en 1885 lors de la prise de Khartoum le non moins fameux general Gordon Pacha, gouverneur du Soudan qui avait oeuvré jusqu'au dernier souffle pour la grandeur de l'empire mais aussi pour l'abolitionnisme, a la suite de Livingstone.

Les indices que je recueillis après plusieurs mois d'enquête étaient troublants. On évoquait des raids meurtriers, les ghazwa, et des campagnes de mise en esclavagisme, comme s'il s'agissait d'une stratégie dûment planifiée. Un connaisseur du Soudan allait même plus loin: le gouvernement de Khartoum était non seulement implique dans le trafic d'hommes, les rapts et les prises d'otages, traditionnelles au Soudan, mais il encourageait de telles pratiques afin d'étendre sa domination sur le Sud et d'arabiser les Dinkas. II ne disposait pas cependant de témoignages de première main. Seule la rumeur des savanes parlait. II fallait la débusquer et remonter la piste des esclaves.

Entre-temps, je me rendis en Afghanistan, ce pays retombe en Moyen Age sous la coupe des talibans, les moines-soldats sortis des écoles coraniques. J'avais rencontré à de nombreuses reprises dans les maquis afghans et les bases arrière du Pakistan les militants de la cause islamiste internationale, des Algériens, des Egyptiens, des Saoudiens, des Soudanais et même des Français convertis a l'islam. Tous parlaient de leur cause comme d'une nécessite planétaire. L'imposition de la charia, la loi coranique, ne pouvait être qu'universelle.

Quand les talibans s'emparèrent de Kaboul, en septembre 1996, ils prononcèrent des discours de pureté. Ce mot courait sur toutes les bouches, il devenait le sésame des talibans. II était frappant de constater la concordance des slogans entre le Soudan et l'Afghanistan. Les deux régimes prétendaient au commandement des âmes dans le monde, a une sorte de califat, comme s'ils étaient les héritiers de l'islam radical, vingt ans après la révolution iranienne. D'un cote, l'éminence grise du pouvoir de Khartoum, Hassan al Tourabi, ancien étudiant a la Sorbonne et a Londres, membre des Frères musulmans, au discours attrayant et novateur pour les jeunes musulmans d'Occident et d'Orient; dont les sectateurs clament: " Qui est contre nous est contre Dieu"; de l'autre, mollah Omar, chef taliban reclus dans sa demeure de Kandahar, qui se refuse a rencontrer les visiteurs occidentaux et méprise les kafirs, les infidèles. D'un cote, une version moderne et révolutionnaire de l'islam. De l'autre, une version féodale et archaïque. Certains Soudanais, a la fin du jihad, la guerre sainte, en Afghanistan, étaient retournes au pays. Nombre d'entre eux appartenaient a la Dawa Islamiya et a l'Agence islamique africaine de secours, deux organisations affiliées au régime de Khartoum et soupçonnées, selon le chercheur, d'encourager elles aussi l'esclavage.

A mon retour d'Afghanistan, mes contacts avec les Soudanais du Sud se précisèrent. Des hommes de la guérilla pouvaient m'aider, ainsi que d'anciens fonctionnaires de Khartoum. Une organisation humanitaire suisse, C.S.I., se chargeait depuis deux ou trois ans de racheter des captifs pour le compte des familles. Je choisis de les retrouver sur place afin de remonter la piste des esclaves.

Plusieurs semaines furent nécessaires pour préparer les voyages et obtenir les dernières autorisations, du moins l'accord de la guérilla, le reste de l'expédition devant s'effectuer dans la clandestinité.

Avec Jean-Michel Destang, le réalisateur qui m'accompagna pour tenter de produire un film sur les captifs de la Corne de l'Afrique, nous nous rendîmes a Londres puis a Nairobi, au Kenya. La douane et la police semblaient nous attendre. Palabres. Un cacique nous proposa de verser une forte somme pour un arrangement a l'amiable, soit 25 000 dollars, mais 1'un de nos contacts, un Sud-Soudanais, vint nous délivrer a temps.

II fallait s'envoler pour la frontière soudanaise, vers Lokichokio, une piste posée au milieu d'une savane, avec des dizaines d'avions qu' attendaient.

" Yeah man! C'est Loki ! "

La voix avait traverse la piste. Mark était un pilote d'avion britannique, né au Kenya. Blond, le visage tanne, avec sa chemise violette et son short kaki, on l'imaginait davantage sur les plages huppées de Mombasa qu'au fin fond du bush.

" C'est le bout du monde ici, pas vrai- Allez, une bonne bière ! "

Dans ses yeux bleus délavés, Mark a vu défiler des centaines, des milliers d'expatries, des humanitaires et des spécialistes de l'aide internationale venus du monde entier. C'est ici que commence le gigantesque pont aérien mis en place par les Nations unies pour lutter contre la famine qui ravage le Sud-Soudan. Avec 12 000 tonnes de vivres et de médicaments largués par les Hercules et autres avions blancs, l'opération " Ligne de Vie Soudan ", au coût d'un million de dollars par jour, est la plus importante jamais entreprise par l'ONU, qui permet notamment de nourrir 45 000 enfants dans les centres nutritionnels. On avait toujours réussi a boucler le budget, chaque année les Occidentaux donnaient leur écot, on déversait des sacs et des sacs de nourriture, on déversait de la générosité a la tonne en fermant les yeux sur ce qui se passait en dessous. La guerre, quelle guerre - vous disait-on dans les bureaux officiels. Ah, celle du Sud-Soudan- Oh, vous savez, c'est bien loin... Oui, c'était bien loin, et un peu de compassion payée rubis sur l'ongle permettait de s'acheter une bonne conscience. On apportait quelques pitances pour les affamés, mais on ne se souciait pas du fusil dans leur dos. Le malheur, ces grands murmures d'outre-tombe étaient sans doute trop lointains.

Lorsqu'il débarqua à " Loki ", Mark avait été écœuré par l'hypocrisie du monde face a la guerre oubliée du Sud-Soudan. Puis il avait jeté son ressentiment aux orties et il s'aperçut que le cirque humanitaire faisait vivre nombre de bonnes volontés, pour le meilleur et pour le pire, pour la goutte d'eau dans l'océan de la détresse et pour les lacs de duplicité.

Maintenant Mark était une sorte d'ange gardien des humanitaires, un pilote cloue au sol pour mieux diriger les opérations. II regardait partir les oiseaux d'acier avec un air d'envie. Mais des esclaves il n'avait pas entendu parler.

Ce fut une femme qui nous emmena vers le Bahr el-Ghazal. Eve a une cinquantaine d'années, des mèches blondes et une passion pour la Corne de l'Afrique. Fille de Britanniques née en Ouganda, elle possède la nationalité kenyane, vole depuis 1972 et a un cœur gros comme çà. Elle sait jongler avec les orages, les tempêtes, les grosses pluies qui secouent son petit avion, un Cessna bimoteur habitue aux pires ennuis, elle sait chasser les buffles qui errent sur les semblants de piste et qu'il faut klaxonner, elle sait éviter les braconniers, les fonctionnaires irascibles, ceux qui se tendent lorsque pointent les billets, et tous ces plénipotentiaires corrompus qui pillent les caisses de la compassion. Eve, ce jour-là, effectuait une mission délicate : rallier sans visa soudanais, contrairement aux autres pilotes, un village proche de la ligne de front en évitant les garnisons de l'armée gouvernementale

L'avion flottait dans une ouate bleutée, projetant son ombre sur le décor sauvage de la Rift Valley, cette blessure vieille de quinze millions d'années qui balafre l'Afrique des Grands Lacs. Des collines hautes qu'une pluie soudaine venait de balayer découvrirent la frontière. Pendant quatre heures, le Cessna d'Eve survola de grandes étendues vertes. Serait-ce cela, la terre de famine ou plus de deux millions d'ombres décharnées dépendent de l'aide extérieure pour leur survie, ces plaines fertiles aux veines bleues, entre Nil et affluents, gorgées d'eau et fertiles a souhait- Une famine verte, oui, avec de vertes prairies grandes comme un pays et des greniers vides pour cause de guerre, pour cause de haine ancestrale. En 1988, lorsque les officiels de Khartoum avaient bloque l'arrivée des secours, 250 000 Sud-Soudanais périrent. Et pourtant, le pays continuait a exporter des céréales. En 1998, m'avait dit un membre de Médecins Sans Frontières, le Soudan a été excédentaire de 2,5 millions de tonnes de sorgho et 100000 tonnes ont été exportées vers l'Erythree. Une famine verte, indubitablement, qui transforme les terres riches du Sud en landes maudites, en pays des hommes couches, avec des légions d'ombres qui se trament.

Eve ce jour-là convoyait un ancien membre du gouvernement soudanais, un Dinka, Bona Malwal, exilé a Londres et qui fut ministre de la Culture. Il a les lèvres rondes, une taille immense, une canne sculptée et un chapeau blanc qu'il arbore même au plus profond des maquis. A Khartoum, il avait ose critiquer les islamistes avant de connaître l'exil. II les avait accuses de tous les maux, de vouloir éradiquer le vieux peuple des Dinkas, qui représente 12% de la population soudanaise - 25 millions d'âmes au total dont 60% de sang africain -, de vouloir les placer au rang de sous-hommes, de vouloir réduire le Soudan a un grand laboratoire du radicalisme. Dans les maquis du Sud, Bona Malwal inspirait le respect. II ressemblait a un vieux lion, toujours prêt au combat.

" Regardez, c'est mon pays ici, dit-il en montrant du doigt les larges vallées imbibées d'eau. Et dire que nous crevons de faim... II y aurait pourtant de quoi nourrir le Nord et le Sud entiers si on nous laissait en paix. Ce n'est pas une guerre civile, croyez-moi, c'est pire que ça, c'est une guerre de génocide! Khartoum veut arabiser tout le Soudan. Et la communauté internationale a beau déverser ses sacs de céréales, elle se moque bien de ce drame... "

II montra un bateau sur un affluent du Nil.

" II leur faut un mois pour aller de Kosti a Malakal, vous vous rendez compte, un mille par jour, une allure d'escargot. Ca se voit, ils ont peur des combattants! Et après, encore un mois pour aller jusqu'à Juba. "

Eve, la pilote, évitait soigneusement les villes, montrait les grosses garnisons, " la, c'est Bor, je vire, c'est plus prudent, ils ont des missiles ", perdait de l'altitude pour éviter des nuages menaçants, remontait pour ne pas provoquer quelque campement au sol, puis servait d'une main a ses passagers le thé et le café en thermos. Sous nos ailes vivaient six a huit millions d'âmes. Depuis la reprise des hostilités, en 1983, entre le Nord et le Sud, la guerre avait vole la vie a plus d'un million de Soudanais.

" 0n ne voudra jamais de la charia, la loi des islamistes ! dit Bona Malwal. Ils pratiquent l'amputation, la flagellation, la pendaison, et même la crucifixion des cadavres. Et ils veulent appliquer çà au Sud-Soudan, nous qui ne rêvons que du droit anglo-saxon, avec des juges que nous tentons de former, vous vous rendez compte- J'ai dirigé un journal à Khartoum avant d'être banni. Maintenant, la presse soudanaise considère que ne pas lutter pour l'application de la charia équivaut a une apostasie. Or la charia ne donne aucun droit aux non-musulmans. "

Eve nous déposa sur la piste du petit village de Malual Kon, non loin de la ligne de front. La voie ferrée passait a l'ouest, celle qui ravitaillait la ville assiégée de Wau. Celle qu'empruntaient aussi les négriers, profitant du passage du train surarme, défendu par les Forces de Défense populaires du régime, ces miliciens qui semaient la mort dans les villages alentour comme les paysans sèment le grain.

La venue d'un avion est un immense évènement pour les habitants de Malual Kon, calme village de la brousse aux senteurs de bois sec, royaume de la poussière et des moustiques ou les femmes s'activent a piller le sorgho devant les cases qui semblent légères comme des fétus de paille. Les silhouettes courbées se relèvent, les enfants quittent leur semblant d'école, les vieux notables se dirigent de concert vers le bout de la piste. Qu'apporte dans ses flancs le petit avion- De la nourriture ou des nouvelles - Au centre du village, des enfants s'amusent entre les cases tandis que les aines vendent sur une natte des petits trésors, des petits tas

de riz, de manioc et de sorgho, un bloc de sel, ce sel que les caravaniers continuent d'apporter dans les régions les plus reculées, de toute éternité. Malual Kon est d'abord un marche, au carrefour de deux pistes ravinées par la saison des pluies. Aucun véhicule a l'horizon. La moindre jeep a été réquisitionnée par la guérilla et les hommes se déplacent a pied ou a dos d'âne. Une torpeur séculaire règne sur l'endroit. Et la nuit, sur le pas de leur case, les vieux palabrent et parlent des deux drames qui gangrènent le pays, la famine et les attaques des murahilin, ces mercenaires de la loi coranique, a qui l'on promet maints butins: bétail, petits trésors pilles dans les cases des notables, et des cohortes de Noirs asservis.

AFFAMEURS ET NEGRIERS

Dans les maquis du S.P.L.A., on apprend bien vite que la famine arrange tout le monde, nordistes et sudistes. A Malual Kon, la guérilla guette chaque largage de vivres par les gros oiseaux blancs qui relèvent le nez pour mieux vider leur carlingue. Des hommes se jettent alors sur la piste, entassent les sacs, scandent des chansons de joie et de guerre, comme s'il s'agissait d'un butin après une longue croisade. Pauline, une Kenyane de l'ONU au chapeau de brousse déforme et au T-shirt blanc, tentait de contrôler la distribution. Mais elle ne pouvait voir les sacs récupères par des petits portefaix, les palettes entières qui prenaient la direction d'un campement ou d'une garnison des troupes fidèles a John Garang. Les chefs de guerre étaient a l'affût de la moindre prébende. Qui possède des sacs de nourriture dans la cour de son casernement est certain de recruter des hommes. Ici, ceux qui montent vers le front sont des ventres creux, des creve-la-faim qui rêvent de nourrir leur famille. Au Sud-Soudan, tribut des peuples affames, on meurt sur la ligne de front pour une poignée de grains.

Mais la famine a choisi de frapper d'abord les déplacés, ceux qui ont fui leurs villages, ceux qui ont entendu dire que des Blancs avaient installe des centres de nutrition, là-bas, loin du terroir natal. A Malual Kon, les affames se sont regroupes sous un arbre au maigre feuillage qui protège a peine du soleil. Quand ils ont appris qu'une manne tombait du ciel près du village, ils ont marche des jours et des nuits pour s'en approcher. Avant de partir, quelques paysans avaient discuté avec le chef du village. N'est-ce pas dangereux de quitter nos terres - Ici, nous pouvons survivre, il y aura toujours des racines, de l'herbe, des rongeurs et des fourmis. Mais là-bas, si nous arrivons après tout le monde... Les villageois ont décidé de repartir. La course aux sacs tombes du ciel est une loterie au Sud Soudan. Ils sont arrives trop tard, et le centre de nutrition se situe beaucoup plus loin. II faut marcher encore, et beaucoup se révèlent trop faibles. Alors, trente de ces mourants se sont installes sous l'arbre et ont psalmodié.

De l'ombre clairsemée sourd une longue plainte, comme si l'on entendait les panses vides, une plainte qui semble antédiluvienne, un cri rentre, a peine audible. Les regards sont vides, les peaux desséchées. II y a la un enfant qui va mourir et que l'on ne peut nourrir, trop faible pour avaler quoi que ce soit. II y a là Akech, femme de quarante ans, qui gratte le sol pour dénicher quelques grains. II y a la Anok, mère de cinq enfants aux seins secs et qui parait vingt ans de plus que ses trente malheureux printemps qui s'inscrivent dans la géographie de ses rides comme autant de saisons en enfer. Tous parlent de la guerre, de cette horrible chose qui les empêche de cultiver des terres pourtant généreuses. Bien sur, la sécheresse, les caprices du ciel n'ont fait qu'aggraver leur détresse, mais la famine, disent-ils, est d'abord due aux hommes, a ceux qui se battent à quelques heures, quelques jours de marche. Ici, les hommes ont pris le masque des fauves.

Je retrouvai les gens de la guérilla sur la petite piste qui borde le village. Ce jour là, vêtus de bleu, fusil en l'air comme s'il s'agissait de sagaies, ils dansaient sous le soleil afin de célébrer quelque victoire. Certains entraient en transe, d'autres sautaient sur place comme des diablotins. Une fille aux seins nus se joignit a la partie pour crier sa haine de l'ennemi dans une communion étrange, ou se mélangeaient des instincts puérils et des accès de férocité.

La nuit, on guettait le premier bruit qui troublerait le silence de la savane, le gémissement des déplacés sous l'arbre ou le cri de la vigie pour signaler une attaque. Mais la nuit fut calme. La ligne de front est versatile, elle avance, elle recule, cueille ses proies a l'aveugle et ne laisse filtrer ses bruits de guerre qu'avec parcimonie. Non, cette nuit là, rien ne filtrait de cette horrible chose qui fouille les entrailles du Soudan, ce mélange de vilenies, de guerre et de famines, rien, sinon, le chant des cigales et quelques brèves, trop brèves plaintes.

Quelques jours plus tard, les miliciens attaquaient un village voisin, à la recherche de butins et d'esclaves. A Romtit, petit hameau situe près de la voie ferrée qui mène a Wau, les assaillants s'emparèrent de cinq hommes et d'une femme. Ils furent gênés dans leur retraite, sans doute a cause des rebelles. Alors ils coupèrent les bras des six Noirs au niveau des coudes. Et les mutilés tombèrent sur la terre avant d'être sauvés par des paysans.

Avant de remonter les sentiers de la honte, il fallait tenter de comprendre. Comprendre les raisons de la colère et de la guerre, pourquoi Noirs et Arabes s'adressaient des messages de haine. Dans le Bahr el-Ghazal, le Pays des Gazelles, les chrétiens et les animistes font bon ménage. Mais les musulmans, non les représentants du régime, mais ceux qui vivent depuis des lustres a la lisière du pays dinka, que pensaient-ils - A Malual Kon, on me parla d'un village sur la ligne de front, Warawar, ou se rassemblaient notables et commerçants des deux bords, avec son dispensaire, son école, ses 300 volontaires en guenilles de la force de police qui recevaient pour tout salaire la pitance du jour, veillaient a la bonne marche de la ville et tentaient de récolter quelque taxe. Pour se rendre a Warawar, fief des Rezeigats, des Meseriyas, tribus arabes, et des Dinkas mélangés, il fallait trouver un véhicule, ce qui n'était pas une mince affaire.

Je débusquai une vieille Land Rover a la peinture de camouflage, sans vitres, sans siège, sauf une caisse de bières pour le chauffeur, sans frein et sans embrayage, mais avec un volant et un moteur, ou ce qu'il en restait. L'antiquité ambulante servait au transport des administrateurs et des combattants du S.P.L.A. Le chauffeur avait les yeux rouges. Je me rendis compte plus tard qu'il était ivre mais les combattants et les quelques civils qui avaient embarque s'en moquaient éperdument.

Son aide, Wol, chantait a tue-tête du matin au soir. II servait d'homme a tout faire, de mécanicien, de manœuvre pour désembourber la jeep, de garde du corps, de remplaçant quand l'ivresse du chauffeur devenait trop forte. II avait des muscles noueux, des gestes nerveux et des dents saillantes. De sa bouche sortait une longue mélopée, une histoire d'amour: " Je suis le plus grand chasseur de la foret, c'est mon grand-père qui le dit, et je vais reconquérir le cœur de ma belle. " La brousse défilait sous les accents de la complainte douce, des chapelets de hameau, des troupeaux maigrelets, des enfants nus qui couraient dans des flaques d'eau, reliquats de la saison des pluies. Je croisais des combattants de retour du front, des commerçants qui trafiquaient, des réfugiés aussi, balluchon sur la tête, fuyant la guerre pour retrouver la famine, comme si au Sud-Soudan le destin, boudant Charybde, se tournait vers Scylla.

La jeep s'embourba entre deux bosquets d'arbres, au détour d'une piste détrempée. Wol plongea aussitôt sous le châssis. II creusa avec son poignard chercha la terre ferme, courut sous les arbres afin de couper quelques branches qu'il glissa sous les roues. II criait, bondissait, se frappait la poitrine, tandis que le chauffeur aux yeux rougis tentait par tous les moyens de se désembourber. Avec ses cheveux et son corps recouverts de boue, son pantalon déchiré par les branches, ses incantations de marabout, Wol ressemblait a un génie sorti de la foret. Mais il avait beau prier, se déchaîner, répéter jusqu'à plus soif : " Je suis le plus grand chasseur de la forêt, c'est mon grand-père qui le dit, et je vais reconquérir le cœur de ma belle ", la jeep demeurait désespérément dans l'ornière. II se donna encore du baume au cœur, cria en direction de la foret puis s'écroula de dépit dans la boue.

" II doit être un peu fatigue ", dit Garang, un Soudanais de vingt ans a la fois grave et souriant, éduqué a Nairobi, qui portait une chemise blanche, une croix sur le torse, et de petites lunettes noires et rondes.

Jean-Michel pestait contre ce mauvais coup du sort. Le commandant de la guérilla du coin aussi. Dau Aturgong avait des allures de Che Guevara, un béret rouge, une petite barbichette et une canne au pommeau ample. Au Sud-Soudan, une avarie peut se traduire par une perte de plusieurs jours de marche, voire de plusieurs semaines.

Le commandant consulta ses troupes. L'heure était grave et sa réputation de chef en péril. II continuerait a pied. II avait fort a faire dans le village voisin. D'augustes notables l'y attendaient.

Nous empruntâmes la piste de latérite. Garang nous accompagna et parla de la belle vie a Nairobi, des gigantesques quartiers ou l'on se perdait, des bidonvilles qui, malgré la crasse, la dureté des regards, les coups de couteau, les règlements de compte, autorisaient le rêve. Ici, au Sud-Soudan, de quoi pouvait-on rever - De la famine ou de la guerre - II avait cinq ans quand le conflit resurgit, en 1983. Orphelin de père, il fut recueilli par son oncle et échoua avec lui dans la grande ville du Kenya, posée au fond de la vallée du Rift. A l'école aux bancs en dur, il apprit a lire, a écrire, oublia les prémices des leçons de chasse, les secrets de la survie dans la savane et dans les collines. II se moquait du danger. II rêvait que, plus tard, il serait combattant de l'ombre, mais dans les hautes sphères, dans les appareils de propagande et aux postes de commandement. Pour le moment, il marchait sous le soleil ardent avec des sandales usées et évoquait la seule guerre qu'il avait connue jusqu'a présent, celles des garçons contre les filles dans son bas quartier de Nairobi. Oui, il m'aiderait a trouver Aluk et les autres esclaves, ceux qui allaient être prochainement libérés, ceux qui franchiraient les collines et les déserts, les fleuves et les savanes, par-delà l'indicible et la mort, comme si l'on pouvait revenir du pays de nulle part, la contrée maudite de la servitude.

" II faut aller a Warawar, avait dit Garang. C'est une bourgade incroyable!

- Tu sais bien que nous n'avons pas le temps.

- Tu vas voir une ville de la paix, les Arabes et les Dinkas y vivent en harmonie.

- Nous devons remonter la piste des esclaves, Garang.

- Ca ne prendra pas trop de temps. Tu seras surpris ! "

Le soleil cognait. II fallait marcher dans la brousse sous les arbres, traverser des marigots. Et Garang parlait de Nairobi, de ses tours de petit Manhattan africain, des filles du Kenya. II ne portait qu'un petit sac en bandoulière et une gourde de plastique blanc et il marchait, il bondissait vers le bourg de Warawar, ce bourg magique, cette cite de l'espoir surgie des sables car elle symbolisait la paix.

Au détour de la piste, Garang me montra des cases. II était très excité et regardait a droite et a gauche, comme s'il craignait un assaut des soldats de Khartoum. Les gouvernementaux étaient passés a l'attaque quatre mois plus tôt et avaient rase une partie du bourg. Garang me montra les cases calcinées et celles que I'on avait reconstruites.

" C'est incroyable, tu ne trouves pas - On nous attaque et nous, on rebâtit aussitôt! "

II dépassa un puits et pénétra dans le centre de la bourgade, constituée de quatre grandes rues terreuses. Des échoppes, des maisons de thé, des petits hangars s'étalaient des deux cotes des allées.

" Regarde, disait Garang, on est tous mélangés par ici ! "

Les commerçants étaient Dinkas, arabes, métis, membres du parti d'opposition umma dirige par Sadek al-Mahdi, I'ancien Premier ministre, et communiaient dans la ferveur du négoce, dans celle de la paix aussi. A Warawar, on comptait des notables des deux bords, petite assemblée appelée le " Comite de la Paix ", élu par les tribus arabes et les Dinkas, et qui se réunissait de temps a autre sous un cercle de grands arbres pour de longues palabres. Les caravaniers parvenaient à franchir les lignes de front pour ravitailler le marche en sel, en céréales, en petits objets de plastique, seaux, joutes, vêtements, briquets, cigarettes, thé, camelote diverse.

LE REVE DE WARAWAR

Je rejoignis l'assemblée de notables sous les grands arbres. Le soleil pénétrait au milieu des branchages et la lumière dessinait un cercle au sol, avec la bourgade d'un cote et les champs de l'autre. Adam Abdalrahman Najam, un élu arabe de vingt-neuf ans, vêtu a l'occidentale, parlait à ses pairs avec l'assurance d'un ancêtre et il parvenait a impressionner son assistance. II était arrive a Warawar sept ans plus tôt pour vendre du sorgho aux Noirs et était resté dans la bourgade, malgré la guerre qui tonnait a ses portes, malgré sa condition d'Arabe perdu au milieu des ennemis, donc d'apostat.

" Nous avons réussi a vivre ici en harmonie, Arabes et Dinkas, dit-il a la petite assemblée. Or le régime de Khartoum a les plus noirs desseins contre nous, contre ceux qui veulent la paix et s'entendent avec les Noirs. Si les islamistes viennent ici pour nous demander de combattre, nous n'accepterons jamais. Ceux qui acceptent de combattre sont les plus pauvres et peut-être n'ont-ils pas le choix. Nous, ici, nous ne le voulons pas, nous continuerons a être avec vous. "

Les vieux, assis sur des caisses en bois, levèrent les bras et applaudirent. Un autre notable prit la parole, noir celui-là.

Où étaient les marchands d'esclaves - Garang m'indiqua la direction, le nord, puis l'est, puis l'ouest... II nous restait a chercher une aiguille dans une botte de foin.

Je retrouvai le notable de vingt-neuf ans dans un champ de sorgho fraîchement récolté Entre les plants coupés, i1 avait installé un fauteuil et trônait comme un pacha face au nord. Adam Abdalrahman Najam etait inquiet. II était membre de la confrérie traditionnelle des Ansars, dirigée par Sadek al-Mahdi, le descendant du vainqueur de Gordon. II parla longuement du régime islamiste de Khartoum.

" Ils veulent détruire les autres cultures, tu comprends - St on les laisse faire, dans quelques années, il n'y aura plus de Dinkas, plus de Nuers, plus de Noubas, plus du tout de Noirs, plus de chrétiens, plus d'opposants, même s'ils sont musulmans. Ils veulent tout, ils veulent conquérir cette partie de l'Afrique. Mais les vrais musulmans, crois-moi, sont bien différents. Regarde autour de toi, voila ce qu'ils veulent, la paix et le commerce, oui, il ne faut pas oublier le commerce. . . "

Sur son fauteuil, les pieds dans une glèbe lourde, Adam évoqua la dernière attaque sur Warawar. Tout avait été détruit et les commerçants indistinctement pourchassés qu'ils soient noirs ou arabes.

" Khartoum ne supporte pas çà il faut bien que tu le comprennes car des musulmans qui font la paix avec des Noirs il n'y a rien de pire pour ces fanatiques de la capitale!

- Et des esclaves : il y en a beaucoup par ici - "

Bien sur qu'il y en avait beaucoup. Une fois de plus Adam étendit les bras en direction de trois points cardinaux.

" Ils raflent tout : ils razzient, ils brûlent, ils violent, ils pillent! Les murahilin ne laissent rien derrière eux. Ils massacrent les hommes adultes plus assez dociles pour faire des esclaves. Les femmes ils y regardent de près pour voir s'ils peuvent les revendre ou en faire des concubines. Sinon ils les tuent elles aussi. "

Adam me mit en contact avec un autre membre de la confrérie. Mais il fallait revenir sur nos pas. Adam me quitta avec une tape amicale dans le dos.

" Et la prochaine fois on fêtera ça tu verras ! On fera une fête on parlera encore sous le grand arbre et je construirai une case pour les membres du comité de Warawar. On l'appellera la Maison de la Paix... "

Je le revois encore debout dans le champ de sorgho aux plants coupes les pieds dans la boue devant son fauteuil rafistole. II regardait l'horizon du Nord avec un regard étrange le doute peut-être l'anxiété.

II n'y eut pas de prochaine fois. Trois mois après cette visite en février 1999 le bourg fut attaque une nouvelle fois par les murahilin. Cette fois-ci ils brûlèrent tout ce qu'ils purent, les cases, les hangars, les écoles, les bancs... On releva une quinzaine de morts parmi les habitants du bourg et 400 femmes et enfants furent emmenés en captivité. D'Adam, je n'eus plus jamais de nouvelles.

Ou se terraient les affranchis - Ou se cachait le peuple des anciens captifs, ceux qui avaient pu se débarrasser de leurs chaînes - Sur le chemin du retour, Je retrouvai Bona Malwal, son chapeau blanc et sa canne sculptée. II n'était pas de bonne humeur. II redoutait une attaque des miliciens.

II pointa sa canne en direction du front:

Ils peuvent venir de n'importe ou, et pas seulement par la. Regardez autour de vous, la guérilla n'est pas si forte que cela. Ils n'ont pas de voitures ou si peu, et pas de radio de communication. Ils n'ont que de vieilles pétoires. "

Bona Malwal regarda le sol, ce qui étonna les notables qui l'accompagnaient. Lui, le vieux lion, l'ancien ministre, celui qui osa critiquer les islamistes a Khartoum même, semblait abattu. II fouilla la terre de la pointe de sa canne.

" Le pire, c'est qu'ils veulent humilier les Dinkas. Ca sert aussi à ça, l'esclavage. "

Je tournais en rond.

Les jours passaient et je n'avais toujours pas retrouve les trafiquants, les marchands, ceux qui achètent et rachètent les esclaves pour le compte des familles. Alors je marchais, je roulais, je cherchais encore et encore. Je regardais les paysages du Sud

Soudan, je m'arrêtais dans les cases. Le monde semblait avoir abandonne le peuple des Dinkas, le peuple de la famine. II y avait bien des centres de nutrition, mais personne ne songeait à s'attaquer aux racines du mal, a la guerre, cette sale guerre qui chassait les paysans de leurs terres, qui poussait les Dinkas à l'exode comme une marée de fourmis devant le feu, avec pour tout bagage quelques grains, une natte et une écuelle. L'Occident larguait des vivres comme on jette une bonne conscience, en de brefs hoquets de soulagement. Mais l'agonie au sol perdurait.

La guerre sale concernait les deux côtés du front. Le S.P.L.A. lui aussi s'adonnait aux exactions, au recrutement force, a l'enrôlement d'enfants dans ses rangs, au travail forcé. Mais l'esclavage, J'allais m'en rendre compte, était le monopole du régime de Khartoum.

A Malual Kon, John Eibner préparait son expédition. C'était un Américain a la petite barbe et aux cheveux mi-longs, au corps noueux et aux joues creuses. Membre de l'organisation humanitaire suisse C.S.I., il se rendait au Soudan pour aider les familles de captifs a retrouver leurs enfants. II connaissait la contrée comme sa poche, relevait les noms des villages, dessinait des cartes, vérifiait le patronyme des enfants enlevés. II était parvenu a établir un maillage serre du peuple des captifs. II filtrait l'eau des marigots avec sa pompe a carbone, mangeait des plats lyophilisés et ponctuait sans cesse ses phrases d'un well. II s'était pris de passion pour les Dinkas quelques années plus tôt et avait fait le serment de défendre leur cause de peuple aux droits bafoués.

" Pourquoi je fais çà- Well, ce n'est pas parce que j'ai la vocation, mais plutôt parce que cela me fait plaisir. "

Ce n'était pas un missionnaire, il ne voulait pas convertir, malgré de profondes convictions chrétiennes. II ressemblait plutôt a un aventurier de l'humanitaire.

II s'assit sur un banc du village et raconta de quelle manière il avait rencontre ses premiers esclaves libérés, trois ans plus tôt. II avait remonte une piste, grâce a des Dinkas et quelques notables arabes. Les confréries traditionnelles l'avaient aidé, " well, ils ont fait un bon boulot, ce sont des chics types ". II expliqua comment de tout temps les familles essayaient de racheter leurs enfants capturés. Un émissaire était envoyé au-delà de la zone de front, contactait des marchands, revenait, repartait. Des liens se nouaient ainsi avec un monde glauque, celui des trafiquants, des négriers, des propriétaires d'esclaves, dont l'un qui " possédait " 700 hommes, des liens établis au-delà de la haine, au-delà de la guerre et parfois on parvenait a retrouver un fils, une fille disparus depuis des lustres. Quelquefois aussi, on apprenait qu'ils étaient morts, ou convertis a l'islam, incapables de revenir, comme s'ils reniaient leurs origines; " well, une autre forme de mort ", dit John Eibner. Avec la famine, le rachat devenait de plus en plus difficile. Les familles avaient l'habitude de payer l'affranchissement en bétail, une demi-vache, soit une valeur de 50 dollars, et cette sordide valeur marchande rappelait le prix de l'esclave au temps de Babylone, sous Hammourabi, acheté et vendu à la valeur d'un âne. Mais le prix du ruminant sur pied avait augmenté au Sud-Soudan, et ainsi celui de l'affranchissement, trois vaches par tête, phénomène qui était fâcheux a la fois pour les esclaves et les racheteurs car les familles ne pouvaient plus payer. Alors John Eibuer se substituait a elles et déboursait les 50 dollars a leur place, grâce aux fonds recueillis par son organisation, avant de rendre les enfants a leur tribu.

Le soleil rougeoyait au loin, au-dessus de la savane, par-dela les arbres et le pays dinka. John Eibner sortit une fiole de whisky qu'il sirota lentement. On entendait le tam-tam et un chant: " America, America ".

" Well, Je leur souhaite du bonheur, aux Dinkas, mais par pitié qu'ils ne s'aventurent pas aux EtatsUnis, qu'ils restent ici, sur leur sol, dans leurs cases ! Sinon, Khartoum aura gagné... "

Le jour déclinait et le tam-tam retentissait de plus belle. Joseph, un Dinka de vingt-huit ans qui avait été instituteur et qui parlait anglais, vint me voir sous ma tente. " Demain, tu auras de bonnes nouvelles ", dit-il avant de s'éclipser.

Au petit matin, nous primes le sentier a l'orée du village. Des femmes pilaient le manioc et l'on entendait le lent martèlement résonner entre les arbres et les cases. Des troupeaux de vaches faméliques erraient dans les champs.

Une Jeune femme s'avança devant une case. Elle portait un chemisier rose, une robe sombre et avait des cheveux ras, clairsemés, comme s'ils étaient subitement tombés. Elle n'avait que vingt-deux ans. Rebecca avait été enlevée par des murahilin a cheval et a dos d'âne, " telle du bétail ", souffla-t-elle. Elle criait en chemin car elle laissait derrière elle ses enfants, mais elle reçut pour toute réponse des coups de fouet.

Le chef des miliciens s'appelait Jenit, c'était un homme de Ad-Daein et il circulait a bord d'une jeep. Ce fut le début d'un long calvaire, une marche forcée dans les sables et sur les plateaux rocailleux, sans nourriture pendant une semaine. Apres plusieurs jours de marche sous un soleil brûlant, pieds nus sur des cailloux coupants, elle avait atterri avec les autres captifs dans un camp, a Khor Omar, près de Ad-Daein, " un vrai camp de concentration ", dit-elle. Son récit était terrifiant. Les miliciens du camp, enclave de l'innommable, dansaient, mangeaient, tandis que les esclaves étaient condamnes a les regarder, la peur au ventre, avec pour toute pitance quelques galettes de pain. Dans le camp, un commissaire leur fit un discours. Les captifs n'avaient pas le choix. Se convertir ou mourir... On lui enleva ses vêtements et elle dut travailler nue pour l'organisation Dawa Islamiya. " Du matin au soir, je portais des Jarres d'eau a bout de bras et en même temps des munitions sur le dos, dit Rebecca. Pour eux, je n'étais qu'une bête de somme. " Au bout de quelques jours, en septembre 1998, elle put s'échapper du camp.

Comment retrouver les négriers - Je continuais a tourner en rond. J'interrogeais les familles, les chefs de village, les juges de l'administration rebelle, en vain.

Quand je passai devant la prison d'un petit village, une minuscule case carrée fermée a clé, Je remarquai un attroupement. Une demi-douzaine de policiers de la rébellion s'acharnait sur un homme au corps muscle, terriblement nerveux. II était a terre, se débattait, donnait des coups, en recevait. Le sang giclait sur les muscles tendus et sur la peau éclaircie par la poussière. II semblait souffrir d'une folie soudaine, ou en proie a quelque drogue. Je m'approchai. Les gardes s'acharnaient sur l'homme a terre, qui perdait ses forces.

" Ne restez pas la, partez! " hurla un policier.

Je reconnus Wol, I'assistant du chauffeur de la Land Rover déglinguée qui chantait a tue-tête sa longue mélopée, une histoire d'amour de la savane: " Je suis le plus grand chasseur de la foret, c'est mon grand-pere qui le dit, et je vais reconquérir le cœur de ma belle. " Ses yeux étaient injectes de sang. Un villageois me dit que Wol avait bu toute la nuit, qu'il avait frappe des paysans et qu'il allait passer un mauvais quart d'heure. Je me souvins qu'il était reste une nuit entière a garder la jeep au milieu de nulle part, seul, alors que j' étais parti avec Jean-Michel et Garang aux abords de la ligne de front. On m'empêcha d'approcher et Wol fut jeté en prison. Sans doute n'avait-il pas eu le temps de conquérir le cœur de sa belle de brousse.

UN MARCHE D ESCLAVES

Je réussis enfin a établir un contact avec un marchand d'esclaves, l'un de ceux qui les rachètent, une sorte de négrier moderne. Je l'avais cherche partout, dans toute la savane, depuis des mois, et ce fut lui qui me trouva. Je me rappelai la phrase de Monfreid a Kessel, lorsque celui-ci attendait désespérément un marchand d'esclaves en Abyssinie:

" Va te promener demain avec tes amis sur la piste de Haraoue à Harrar. Si tu ne sais pas trouver Saïd, lu le saura. "

Le négociant d'esclaves sut me trouver. II s'appelait Anur et avait cette noblesse d'allure que l'on retrouve chez les nomades du Nord. II ne voulait pas être photographie a visage découvert. II portait une grande tunique et un turban blanc et il était accompagne de deux autres marchands qui s'assirent a l'ombre d'un arbre gigantesque.

L'Arabe du Nord n'avait rien a voir avec les antiques négriers, ces hommes bien nourris qui vendaient aux enchères. II me dit que ceux qui achetaient les esclaves aux murahilin n'étaient pas riches, c'étaient des fermiers qui possédaient quelques lopins de terre, des troupeaux, et qui cherchaient de la main d'œuvre a bon marche. Mais Anur, lui, malgré ses apparences, était un homme puissant et fortune. II brassait des millions de livres soudanaises. II achetait les bons offices de quelques intermédiaires, des rabatteurs, des officiels qu'il connaissait. Lorsqu il passait dans les villes et les villages, on fermait les yeux. Ses deux acolytes, Ibrahim et Ahmed, étaient de la même trempe. Ils disaient agir pour le compte de l'opposition, par altruisme aussi. Mais nul ne pouvait ignorer les richesses qu'ils brassaient. Ils représentaient de nouveaux négriers, a rebours en quelque sorte, les marchands qui s'enrichissaient en rachetant des esclaves, en les revendant.

" C'est dangereux, disait Anur comme pour se justifier. On a failli plusieurs fois se faire tuer. "

II raconta que sa tête avait été mise a prix, que les miliciens l'avaient pourchassé, qu'ils avaient mis le feu a sa maison et que sa femme avait été jetée en prison avant d'être libérée grâce au versement d'une forte caution par un ami. J'imaginais les cohortes d'enfants qu'il fallait débusquer, les viles conversations avec les maîtres, la négociation sur le montant de la marchandise humaine. J'imaginais la collecte des captifs, les souffrances endurées en chemin, les vexations, les humiliations suprêmes, le reniement du plus profond d'eux-mêmes, I'inscription des Dinkas dans l'annuaire des tragédies, au rang des peuples de la servitude. J'imaginais la terrible colonne de Noirs dans les étendues désertiques, conduite par un maître arabe, un guide tel Anur, un maître de captivité, un maître du rachat, quelle était la frontière, si elle était si floue, j' imaginais ce caravanier qui songeait à ses prébendes, aux richesses de la traite des Noirs, et que les enfants devaient regarder comme s'il s'agissait du messie.

Je lui demandai le prix d'un esclave : 50 000 livres soudanaises, soit 300 francs. Mais tout pouvait se négocier. Lui-même les rachetait a 10000 ou 20000 livres soudanaises.

" Tu ne regrettes pas, tu veux continuer-

- Bien sur ! C'est un métier comme un autre. Et moi, les esclaves, je les respecte. Je ne suis pas un de ces sales négriers... "

Anur parla longtemps. Puis il se pencha vers ses lieutenants et détailla une carte. Voici les camps, les lieux de détention. Les noms surgissaient de sa bouche comme une longue litanie, une complainte de contrebandiers. Ad-Daien, Yala, Adila, Matank, Fordus, Meiram, Antelas, Al Salayen...

" II y a à nouveau des ventes d'esclaves, comme jadis, dit Anur. Les enfants et les adolescents sont vendus par groupe, deux, trois, quatre. Pour les femmes, le maître y regarde par deux fois. II tourne autour de sa proie, tâte son corps, regarde ses seins, ses dents, lui demande si elle est vierge. Et elle n'a pas intérêt a mentir.. "

Anur parlait par saccades. De temps a autre, ses lieutenants prenaient la parole, décrivaient les scènes de rachat, leurs méthodes pour retrouver des esclaves. Ils évoquaient l'existence de camps d'entraînement pour les enfants recrutes de force. Convertis a l'islam, ils adoptaient des noms musulmans, fréquentaient les khalwas, les écoles coraniques, et recevaient un entraînement militaire. Certains, assurait Anur, se retrouvaient a l'étranger pour le Jihad, la guerre sainte chère a Hassan al-Tourabi, et partaient pour l'Afghanistan ou le Pakistan. Anur détaillait sans état d'âme son commerce. II rachetait les esclaves 10 000, 20 000, jusqu'à 50 000 livres soudanaises, et les revendait ensuite.

" Le métier devient difficile. II y a des enfants qui tombent malades en route, je dois les soigner, je dois les nourrir. Quelquefois, je ne fais aucun profit lors de la revente, et pour certaines têtes je travaille à perte. "

Le dernier convoi avait été attaque en route. Plusieurs gardes d'Anur et des esclaves avaient été touches par les balles des miliciens. Sept morts au total.

" Mais on a des armes pour se défendre! Et on connaît d'autres pistes. On continuera a passer, quoi qu'il arrive. "

Combien Anur avait-il délivré d'esclaves - Des centaines, des milliers - II ne comptait plus. II songeait a embaucher d'autres trafiquants, d'autres rabatteurs. Bientôt, le peuple des affranchis grossirait. " Le prix ne montera pas, J'en fais mon affaire, jurait-il. Et les esclaves libérés ne seront pas repris, ils s'abritent désormais. " Anur avait beau discourir dans l'ombre du grand arbre, le doute demeurait.

L'Arabe a la tunique blanche me fixa rendez-vous dans la savane, dans un lieu tenu secret. II redoutait l'irruption des murahilin, ou peut-être la trahison de quelque négociant de mèche avec lui.

Le soir, des humanitaires sud-soudanais nous invitèrent à leur table, a l'autre bout du village, derrière de petites palissades. Dans ce caravansérail à ciel ouvert, ils devisaient sur le sort du " pays ", sous les étoiles et une lune presque pleine. II y avait la des membres de la guérilla, des responsables de l'association caritative S.R.R.A., affiliée a la rébellion, des Sud-Soudanais éduqués en Grande-bretagne et au Kenya, un juge aussi, William, le seul du comte, un homme élégant d'une quarantaine d'années en chemise claire et a la démarche assurée qui semblait s'excuser que les prisons fussent si minuscules dans les maquis du Sud.

" Oh, si je pouvais, j'en mettrais des gens en prison! "

Ses dents brillaient au clair de lune. II sursauta. Etait-ce le cri d'une hyène -

" Elles vont remettre ça, les garces, déterrer les cadavres! Ah, je n'aime vraiment pas ça, je préfère encore les vautours... "

II secoua sa crinière et expliqua le fonctionnement de la Justice dans sa brousse. Un mélange de droit anglo-saxon, " pour les cas les plus graves, les meurtres, les règlements de comptes, les viols ", et de lois coutumières, pour les petits délits qui peuvent se négocier en livres soudanaises, en sacs de céréales, en chèvres, en vaches.

" 0ui, si je pouvais, je remplirais d'autres prisons. II y a des milliers de plaintes chaque mois au Sud-Soudan, ce n'est pas parce que nous sommes en guerre qu'il n'y a pas de justice civile. Mais nous n'avons que dix tribunaux pour un comte presque grand comme l'Angleterre. C'est peu, non- "

II leva la tête vers la lune et tendit l'oreille comme pour guetter le cri des hyènes.

" Les hommes du Nord sont comme des vautours. Ils prennent les enfants et considèrent les Noirs comme la lie de l'humanité, des êtres inférieurs, des panas, des sous-hommes. Personne ne peut accepter cela, personne... Mettre des négriers en prison - Comme j'aimerais ça! Mais on ne les attrape pas, du moins pas les juges. Les murahilin ont deux destinées au terme de leurs razzias : ou ils s'enfuient ou ils meurent au combat. Ah, S1 je pouvais en juger un, un seul, lui montrer ce qu'est la justice pour nous, les Dinkas... "

Je repris la longue piste, l'une de ces sentes de la traite des Noirs, du " bois d'ébène ". Au-dela du village de WanyJok, des paysans fuyaient leurs champs, soumis aux caprices du ciel et de la mitraille. Un garçon pédalait sur une bicyclette qui semblait tenir grâce à des fils de fer. II portait un livre dans le dos, accroche par une cordelette.

" II y a une école, la-bas ", dit Garang qui m'accompagnait.

Une jeep nous emmena au plus profond de la savane. II fallait traverser des marigots, plonger dans de profondes ornières, dépasser des villages en ruines, une église brûlée.

" Ils ont tué nos prêtres, dit Garang. L'un d'eux a été torturé, ils ont fini par le découper en petits morceaux. Est-ce que c'est cela la guerre - J'ai tout connu a Nairobi, la faim, la peur au ventre, le vol, les règlements de compte, les bandes qui écument les bidonvilles. Mais ceux qui écument mon pays, ces esclavagistes, ceux qui tuent les pères, violent les femmes et capturent les enfants, sont-ce encore des hommes - Pouahh ! Maudits soient-ils ! "

La jeep emprunta des pistes secondaires, se perdit dans les champs, revint sur ses traces. Le chauffeur se repéra grâce a deux ou trois arbres rabougris. II y avait des vautours dans le ciel.

Au détour d'un bosquet, le chauffeur s'arrêta brusquement et je continuai a pied. Garang m'indiqua une direction dans la savane arborée.

" Là-bas, tu vois, il y a des petits bois. "

J'observais l'horizon et je ne voyais rien. Le soleil déclinait et nous aveuglait, mais Garang ouvrait grand les yeux, il voyait une petite troupe, il apercevait la colonne.

L'incroyable colonne...

" Et attention aux serpents ! " cria-t-il en riant.

Je m'approchai. Garang marchait a distance. Craignait-il l'irruption de miliciens du Nord - Non, l'endroit était sur. Garang voulait regarder la colonne arriver au loin. Je distinguai un petit nuage de poussière, un halo beige qui montait vers la lumière du soleil. Je m'approchai. Maintenant je distinguais un homme au turban blanc ramené sur son visage qui guidait la colonne comme un gardien de troupeau. I1 avait un bâton a la main qu'il projetait devant lui pour scander son pas, tel un métronome. Dans la poussière, on voyait des corps a moitie nus, des vêtements en lambeaux. La procession était silencieuse, et la savane entière retentissait de ce silence. Depuis combien de jours marchaient-ils ainsi - Ils étaient proches et je plissais les yeux. Certains n'avalent pas dix ans. Je vis aussi des adolescentes aux seins nus qui portaient un enfant dans leur bras, de peau plus claire, l'enfant du maître assurément. Les regards étaient fermes. Les jeunes esclaves se soucièrent a peine de mot, comme si j'appartenais à jamais a ce décor retrouve, comme si plus rien ne les étonnait. Je me retournai.

Garang avait la gorge nouée, il ne parlait plus.

Ses yeux étaient secs mais Je distinguai au fond de son regard une intense lueur d'émotion.

L'homme au turban blanc s'approcha et laissa retomber la pièce de tissu qu'il tenait entre ses dents. C'était Anur.

II était tendu et je sentais qu'il avait hâte d'atteindre sa cache, en un lieu encore plus sur. II dormirait sans doute dehors, comme les esclaves depuis des semaines. En chemin, un enfant de onze ans souffrait d'une diarrhée chronique. II était mort sur le bas-côté de cette sente de l'infamie, au petit matin, sans un mot, sans un râle.

Je comptai les esclaves qui n'étaient pas encore libérés, ombres vacillantes flottant dans la fraîcheur de la fin de journée comme une caravane de mélancolie. La longue procession prenait fin ici, sous un acacia peu généreux de la savane, une procession aux couleurs de l'exode, poussiéreuse, hirsute, sale, puante, mats silencieuse, terriblement silencieuse. Trois cent vingt-huit captifs étaient rassemblés devant moi. Ils s'assirent sous l'arbre au malgré ramage, sans un mot. " 0h ce silence, c'est terrible... ", murmura Garang. Ils étaient adolescents pour la plupart et semblaient a tout jamais avoir perdu le goût de sourire. Ils regardaient la piste d'ou ils étaient venus comme s'il s'agissait de la porte d'un enfer. Des filles portaient des bébés dans les bras. D'autres arboraient des cicatrices sur les jambes, parfois des plaies purulentes. Mais ils ne se plaignaient pas. Ils arrivaient du Kordofan et du Darfur, cette province qui fut un sultanat indépendant jusqu'en 1916 et dont les tribus considéraient les gens du Sud comme autant d'esclaves potentiels. Et maintenant ils regardaient Anur, le maître d'entre les maîtres, a la fols commerçant d'esclaves et sauveur. Un immense voile de désespoir semblait les envahir, comme s'ils recouvraient la liberté avec une certaine crainte, comme s'ils n'osaient pas jouir de leur vie nouvelle. Ils entraient dans l'affranchissement a reculons, sous le joug de la fatalité. Au pays de la servitude, le salut des corps et des âmes ne va pas sans mal.

Ou était Aluk -

Je devais encore patienter. Demain, peut-être…

Sous l'acacia, une fille de seize ans qui en paraissait vingt de plus tentait de se mettre debout, aidée par sa sœur et sa mère. Elle était faible et portait une chemise a carreaux noirs et blancs et une robe sombre. Elle avait le souffle court.

Elle raconta son drame.

Enlevée dans son village, elle avait vu mourir les hommes, les ancêtres, tous les piliers de la savane, ces mémoires d'éléphant qui composent l'histoire du peuple dinka et de son clan. Elle avait été violée, battue. Le maître cherchait constamment a l'humilier et invitait ses amis pour abuser de l'esclave dans la cuisine, jetée sur une paillasse comme une offrande aux barbares. Elle revoyait ces visions d'horreur mais ne parvenait pas a sangloter.

" Est-ce qu'on peut encore vivre après ça- dit-elle devant sa mère. Je n'en ai plus la force. "

Abdurahmane, I'un des lieutenants d'Anur, surgit a ce moment-là. II raconta que pour convoyer une partie de ces esclaves, il avait rusé avec la police secrète, marchant de nuit, évitant les villages dont il n'était pas sur. Des amis l'avaient aide. Parvenu a Meiram, il était tombe dans un guet-apens mais avait réussi a s'enfuir avec les quarante enfants qu'il accompagnait. Ailleurs, il avait du payer rubis sur l'ongle quelque tribut, un octroi pour la traite des Noirs. Au royaume des enchaînés, tout se monnaie.

Le jour déclinait. Les esclaves attendaient leur libération. Certains avaient soif et buvaient dans une outre, avec parcimonie, comme s'ils avaient été habitues de toute éternité, c'est-a-dire depuis leur mise en captivité, a économiser le précieux liquide.

Kot Akuei, un garçon de quatorze ans, avança pour se dégourdir les Jambes. II marcha vers un arbre, revint avec deux camarades. Kot, berger de Bac, avait été capturé par un chaud après-midi alors qu'il conduisait les bêtes au puits et était reste deux ans et dem1 en captivité, dont une année a la khalwa, l'école coranique de Meiram. II avait le geste lent mais parlait d'une manière très rapide.

" 0n m'a enseigne l'lslam. Je devais apprendre les préceptes du Coran et a la moindre erreur je recevais des coups. J'ai reçu un nouveau prénom, Hussein. On m'interdisait de parler le dinka, sinon on me battait au soirok, au bâton. A la khalwa, nous étions cinquante élèves, tous dinkas, tous chrétiens ou animistes a l'origine. Chacun dormait dans les écuries de son maître ou dans la cuisine. Mon propriétaire voulait faire de moi un bon musulman. Un jour, il m'a dit: "Bientôt tu pourras aller combattre contre ces chiens du Sud." II voulait que j'aille prendre un fusil et rejoindre les miliciens. "

Anyar, son camarade de treize ans qui sortait lui aussi de deux ans de captivité comme on sort d'un trop long cauchemar, raconta les mauvais traitements, les coups dans la chair, l'humiliation répétée.

" Ils voulaient nous laver le cerveau, nous devions oublier qui nous étions, Dieu, notre village, notre langue, et même notre mère. "

Les enfants et adolescents réunis sous l'acacia, au bout de la route de la rédemption, décrivaient tous des scènes de violences et d'exactions. Les négriers du Nord s'en servaient comme d'une main-d'œuvre gratuite, comme futurs soldats, mais aussi comme esclaves sexuels. Ahok, fille de vingt-deux ans, parlait de son maître, qu'elle craignait encore, en jetant des coups d'œil furtifs vers le nord. II s'appelait Mohamed Souleiman et elle lui préparait ses plats, pilait le sorgho, balayait la cour de sa ferme et le soir elle devait attendre son tour, l'offense suprême, l'esclavage de la chair, cette servitude qu1 laisse des traces a jamais, des traces invisibles, des fers éternels. Un bébé de six mois la regardait. II s'appelait Ibrahim. C'était l'enfant du maître.

" Les hommes qui nous ont capturés, a Mapergier, n'ont pris que les filles. Ils ont tué tous les hommes, même les garçons. Quand je suis arrivée a Ad-Daien, ils m'ont attachée et j'ai été immédiatement excisée. Mohamed Souleiman me violait sans cesse, Je ne pouvais rien dire, il me battait pour un rien. "Tu ressembles a un chien, hurlait-il, je peux te tuer, personne n'en saura rien !" Alors je me taisais. Je guettais le jour de mon évasion. Et un jour, près du puits, Je me suis enfuie avec d'autres esclaves. "

Maintenant elle sentait approcher l'heure de l'affranchissement. Elle voulait retrouver les siens, là-bas, a Mapergier, construire une case avec de grandes branches, un tronc et des palmes, garder des vaches et cultiver la terre, oui, retrouver cette terre qu'elle aimait tant et qu'elle avait quittée pour deux ans, pour le pire des voyages. Elle regardait la piste des négriers sans appréhension aucune et remerciait des yeux Anur. Quel plus beau cadeau que l'affranchissement- Elle n'en voulait pas a son maître et le vénérait encore, comme l'esclave Pasion au Ve siècle avant Jésus-Christ qu recouvra la liberté grâce a son propriétaire athénien.

Ayaga Deng, un ancien biologiste de vingt-six ans qu1 portait une perpétuelle tunique vert fonce et adorait Bob Marley, se proposa de m'aider dans ma quête. II avait des joues creuses mangées par une barbe discrète et un profil abyssin, les traits réguliers, le nez quasi droit. II ponctuait chaque phrase d'un " oh ", très appuyé et se frappait le front dans certaines circonstances marquantes, le passage d'une jolie fille, le vol d'un vautour, l'arrivée d'une caravane. II avait vécu a Wau, la ville assiégée par les rebelles et tenue par les gouvernementaux, a six jours de marche de l'endroit ou nous nous cachions. II raconta comment les officiels demandaient aux Noirs de se convertir s'ils désiraient percevoir l'aide alimentaire.

" Oh, si tu veux survivre, tu dois devenir musulman, tu n'as pas le choix. "

Les islamistes de l'organisation Dawa Islamlya s'étaient installes a la périphérie de la ville et accueillaient les candidats a la conversion. Là, juché sur une caisse en bols, sans doute pour mieux se donner les allures d'un mahdi, le chef de l'organisation a Wau, Mohamed Ali, haranguait la foule. Les réfractaires, ceux qui rechignaient a embrasser l'islam, étaient considérés comme traîtres et subissaient toutes les avanies. Au biologiste Ayaga Deng, on légua des vêtements et des rations alimentaires.

Ou se terrait Aluk - Je remontai les colonnes d'esclaves, je cherchai encore dans les cases qui sentaient le sorgho. Je rencontrai d'autres captifs qui regardaient le sol avec une infinie tristesse, tous avec des prénoms musulmans. Pour maints affranchis, le retour au village se révélait difficile. Etaient-ils encore chrétiens ou animistes - Comment se débarrasser de cette gangue qui vous colle a la peau - Comment, lorsque commence la liberté, lorsque tombent les chaînes, laver les vraies meurtrissures, les blessures a l'âme - Je regardais le peuple des esclaves et dans leurs yeux se lisait encore la triste saga de la traite des Noirs, comme s'ils appartenaient pour toujours a leurs maîtres. Ils en parlaient avec crainte, ils ne savaient plus qui était coupable. Maints enfants enchaînés s'étaient efforces de conserver leur culture en cachette, en priant, en parlant la nuit a voix basse, tel Jacob, le héros du roman de Isaac Bashevis Singer, L'Esclave, emmené en captivité par des paysans polonais après les pogroms commis par les cosaques de Chmielnicki contre les villages juifs au XVIIe siècle. Ceux qui avaient été captures très jeunes ne semblaient pas s'en remettre, ils conservaient une trace à jamais, comme marques au fer rouge, ce fer que les négriers de jadis, sur la côte soudanaise, en mer Rouge, sur les boutres voguant vers l'Arabie, enfonçaient dans la peau de leur bétail humain. A l'instar du héros du roman de Singer, nombre d'affranchis demeuraient esclaves d'un étrange sentiment, la culpabilité de demeurer en vie. Et le changement identitaire, la déculturation étaient des maux aussi lourds a porter que le poids des chaînes. Comme dans la Grèce ancienne, les esclaves du Soudan ne se révoltent pas contre leur destinée.

Le Bahr el-Ghazal maudit ne semblait pas vouloir se débarrasser de sa réputation séculaire, celle d'un opulent marche d'esclaves, d'une manne pour les négriers qui en firent l'objet de toutes leurs convoitises au plus fort de la traite au siècle dernier.

LES AFFRANCHIS

D'une place a l'autre, d'un village a une colline, d'un puits a un rendez-vous secret dans la savane, je remontais encore la piste des esclaves. Les captifs attendaient leur heure de libération avec un brin de fatalité. Leurs récits se recoupaient avec ceux des familles, des commerçants sans foi, des vils négociants. On pouvait peu a peu dessiner un paysage de l'esclavage au Soudan.

Aux fondements historiques de l'esclavage, l'historien découvre plusieurs raisons : la guerre, l'hostilité religieuse, la recherche d'un profit. Au Soudan, tous les ingredients se mélangent en une sinistre alchimie. Le pouvoir islamiste d'Hassan al-Tourabi et d'Omar el-Bechir non seulement encouragent l'esclavage mais ils l'instrumentalisent. La réduction a l'état de serfs des peuples noirs permet au Front islamique national de rémunérer ses guerriers; eux, se composent de fabuleux tributs. L'esclavage permet aussi de couper la rebellions de son soutien, de ses bases arrière, en semant la panique parmi les peuplades traditionnelles, avec des assaillants pillant et tuant les hommes, pareils aux Spartiates qui pratiquaient la chasse aux hilotes, les serfs de la cité au cours de rites appelés crypties. Grâce à l'esclavage sont enrôlées de nouvelles recrues, chair a canon potentielle pour de futurs combats, comme les esclaves aux mains des Grecs lors de la bataille des Arginuses en 406 avant Jésus-Christ, l'un des épisodes de la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes. Thucydide raconte que vingt mille esclaves prirent la fuite lorsque les portes de la forteresse de Décélie en Attique furent enfoncées par les Lacédémoniens.

Enfin la conversion forcée consolide le régime radical et affaiblit les confréries religieuses qui font de l'ombre au Front. L'asservissement des Noirs rejoint la vocation missionnaire islamiste de Khartoum. Que dit Hassan al-Tourabi, le guide sprituel de la révolution soudanaise - Il déclare s'opposer a ces pratiques d'antan, mais ses sbires continuent de plus belle. Une économie de la servilité s'est ainsi créée au Soudan depuis 1989, comme dans la Grèce antique, ainsi que le rapporte Xenophon. Des centames de milliers de tetes de betail ont ete razziees au Sud. La servitude encouragée permet, en outre, au régime soudanais de proclamer sa vocation internationaliste et sa soif de pureté, en démontrant que son credo s'applique aussi aux populations insoumises. Le Soudan demeure le seul pays au monde ou l'esclavage est utilisé a des fins politiques.

Les malheureux qui erraient dans la savane devant nos yeux, dans l'attente de l'affranchissement, proies du Jihad et de la guerre sainte contre les infidèles, renouvelaient le peuple de la servitude des temps anciens, lorsque les esclaves formaient a Cordoue, au Xe siècle, un important corps social, les mawali, lorsque les populations slaves des Balkans alimentaient les masses serviles d'Occident au Moyen Age, lorsque les esclaves féminines servaient de concubines dociles aux féodaux en France et ailleurs en Europe jusqu'a la Renaissance.

Ou se terrait Aluk- Ayaga Deng, le biologiste de vingt-six ans, remontait lui aussi la piste. Il me guiderait de clan en clan, de village en village, de case en case. Mais nous devions assister auparavant a une petite cérémonie, la libération des esclaves.

Elle eut lieu a trois endroits différents, a quelques jours d'intervalle. Les marchands avalent guide plusieurs cohortes d'enfants et d'adolescents au regard las. Leur libération exigeait une petite cérémonie Maintes familles avaient traverse la savane pour retrouver leur progéniture, lorsque la rumeur les en avait averties. Les négociants reçurent leur argent dûment compté et les esclaves applaudirent.

Leurs premiers pas d'hommes libres furent hésitants.

Les esclaves effectuaient un demi tour devant le négociant qui les laissait retrouver leur destin d'hommes libres tels les esclaves de Rome lors de la manu misit, la cérémonie de départ.

Ayaga Deng a baissé la tête, comme si la petite cérémonie se révélait trop cruelle pour lui. Les jeunes Dinkas, réduits a l'état d'abid, d'esclaves, recouvraient leur liberté, mais pour Ayaga Deng demeurait l'humiliation suprême.

" Tous les Dinkas sont confines dans ce rôle d'esclaves pour les gens du Nord. Tu comprends ce que c'est, le regard des autres- Quand on t'observe et qu'on te dévisage, qu'on te méprise - Je sais, la servitude est aussi dans nos cœurs, nous devons lutter contre ça. Allez, on y va! "

Ayaga Deng marchait vite.

" Fais attention aux serpents! Oh, c'est la seconde plaie du paysan, après les murahilin ! "

II s'est arrêté et m'a regardé droit dans les yeux:

" Aluk, je sais ou le trouver. Enfin, a peu près... II faut aller par la, vers l'ouest. "

Je lui fis remarquer que l'Ouest au Sud-Soudan était profond, jusqu'a un mois de voyage. II sourit.

Cinquante mille livres soudanaises, une demi vache, le prix d'un homme... Je ruminais en chemin la terrible équation, pendant qu'Ayaga Deng convertissait la somme en seaux de plastique, en paquets de tabac, en sachets de sel, en crottins de chameau, en mesures de sorgho.

" C'est la pire des humiliations, dit-il en se frappant le front. Oh, Je préfère la guerre encore a ça, cette formule chronique du malheur. N'oublie pas que j'ai étudié la biologie! Mais contre l'injustice, contre cette soumission suprême, on ne peut rien faire. Je me demande même si se battre suffit. Les gens du Nord ont réussi au moins une chose, a nous inscrire ça dans la tête. "

Et il se frappa à nouveau le front.

II fallait encore rouler dans ces gigantesques étendues de la désolation, ou certains hommes mouraient comme des mouches et ou d'autres vivaient de l'aide humanitaire grâce aux détournements, tels des négriers de l'aumône planétaire. Des enfants jouaient aux rebelles.

" Oh, baisse la vitre, il fait chaud. "

Il n'y avait pas de vitre dans la Land Rover qui nous emmenait, toujours pas de freins, pas de pare-brise, pas d'embrayage, et le chauffeur comme celui du premier jour était a peine un chauffeur. I1 avait lui aussi les yeux rouges et semblait avoir bu une outre entière d'alcool de palme. Ayaga Deng se frappa le front. Je ne sus si le geste avait été provoque par l'état du chauffeur ou par la fille aux hanches rondes que nous venions de dépasser.

Je demandais mon chemin. Personne ne connaissait Aluk. Je commençais a désespérer. A l'heure qu'il était, il avait du retrouver les siens.

" Aluk Alor Guang- Bien sur que je le connais, dit un paysan. Deuxième village, vous prenez la piste, vous tournez a la deuxième intersection, vous traversez un champ de sorgho, il y a un arbre, une première case, vous le trouverez a la deuxième. Ce n'est pas chez lui, vous avez de la chance, sa mère est arrivée il y a quelques jours pour voir sa sœur et elle repart bientôt. "

Ayaga Deng coupa a travers champ. La terre était humide et la pluie avait distribué ses générosités dans toute la contrée. Les paysans cultivaient. Ici, I'ombre de la famine ne passait pas.

Je trouvai Aluk au bout du champ, comme par enchantement. II était assis silencieusement sur l'auvent d'une case minuscule, juchée sur pilotis. II était tel que je l'avais imagine, grand pour ses quatorze ans, avec des jambes longues comme un jour sans sorgho, des cheveux abondants et un regard assombri, comme s'il devait porter la marque du malheur pour l'éternité. II était vêtu d'une longue chemise beige et accusait quatre ans de captivité. II était arrive dans le village de sa tante quelques jours plus tôt avec son frère, Deng, douze ans, et sa mère Abuk l'avait retrouve un peu par hasard. Elle portait une robe rouge a petits carreaux blancs et un collier jaune.

" Je savais que mes deux fils allaient être libérés, cela faisait des semaines que la rumeur était parvenue jusqu'au village, mais c'est un miracle, oui, c'est un miracle de les revoir en vie. "

Aluk n'était guère surpris par mon arrivée. II en avait tant vu. J'avais du mal a imaginer ce qu'il avait pu endurer a l'age ou les enfants libres s'amusent dans les cours de recréation. Sa mère parlait lentement, elle voulait que son fils racontât son incroyable histoire, sa capture dans le village de Bac, le père assassine comme les autres hommes laisses en pâture aux vautours, aux chacals et aux hyènes. Le visage de la mère exprimait tour a tour la joie et l'abattement. " Parle Aluk, parle... "

Alors Aluk se racla la gorge, regarda le ciel qui commençait a s'assombrir sous la chape des nuages et raconta. II balançait ses pieds devant l'auvent.

Quand Aluk arriva a Babanussa avec son petit frère Deng, il fut vendu a un maître, Mohamad Abakar, commerçant qui possédait une maison et un petit troupeau de vaches a quelques centaines de mètres du poste de police et a 875 kilomètres de Khartoum. Aluk et Deng reçurent des coups de cravache en guise de bienvenue et furent affectes aussitôt à la garde du bétail. Ils dormaient dans l'étable. Ils ne mangeaient que des restes, des miettes que leur lançait la femme du cacique.

" Voila ce qu'on donne aux alhid, hurlait Mohamed Abakar. Et ne vous avisez pas a voler de la nourriture ou je vous fais avaler de la poussière ! "

Du lever au coucher du soleil, lui et Deng devaient répondre a tous les caprices du maître, courir chercher de l'eau, nettoyer la maison, s'occuper des vaches et des chèvres. Les coups pleuvaient, encore et toujours.

" Je ne comprenais pas, dit Aluk. Même quand Je faisais quelque chose de bien, il me battait. Pour lui, nous n'étions que des chiens. Quand nous étions malades, on n'avait nen. Le maître se moquait bien de savoir si on allait vivre ou mourir. "

Un jour, ce fut l'enfant du maître qui donna a manger aux deux esclaves. Le père le surprit, le réprimanda.

" Tu n'as pas le droit de faire ça, ce sont des abid! "

Ses frères et sœurs l'accusèrent a leur tour de soulager les peines de ceux qui devaient souffrir. Mais l'enfant continua son ade dans le plus grand des secrets. Et Deng et Aluk commencèrent a croire qu'il existait une parcelle d'humanité dans ce grand enfer, si loin de leur maison.

Aluk apprit l'arabe peu a peu, sous les coups et les insultes.

" Tu ne parleras plus jamais le dinka, ni toi ni ton frère ! " criait le maître.

Mais le soir, dans l'étable, sur la paille chaude, trop chaude, les deux frères se parlaient a voix basse, ils racontaient les histoires du village, les contes du grand-père sous son baobab, les leçons de l'école, cette masure en pisé posée sur la terre battue, sans banc, avec un livre pour dix et un instituteur en guenilles mais qui avait le cœur à l'ouvrage. Maintenant le petit frère Deng revoyait son visage. Oui, il avait eu raison d'élever la voix de temps à autre, d'empêcher les camarades de chahuter. Ce peu d'enseignement dont il se rappelait constituait un radeau de sauvetage, un instrument de survie. II se souvenait aussi des fêtes sur la place du village, la nuit, a la lumière d'un feu de bois quand ses camarades, griots novices, tapaient sur des bidons et des troncs évidés tandis que se déhanchaient les filles comme des girafes élégantes et endiablées.

Chaque soir, Aluk se glissait dans la paille et l'odeur de bouse avec l'espoir de faire revivre ces moments de bonheur, de recréer par la mémoire les heures heureuses de l'enfance, cette enfance abandonnée alors qu'il avait dix ans, un matin dans les fourrés de la brousse. II murmurait a Deng des mots d'espoir, " maman ", " liberté ", mais il ne comptait plus les jours de captivité, comme si la délivrance était à jamais rayée des lignes de vie qui barraient la paume de sa main calleuse.

Reverrait-il un Jour Bac, le village natal, même rase - Les jours, les semaines, les mois de servitude passaient. Et il se surprenait à aimer son maître. Mohamed Abakar, cet homme qu'il vénérait et haïssait a la fois...

" II était bon certains jours car il ne me battait pas ", dit Aluk.

Le mal était entré en lui. II comprenait qu'il avait faute, tout était faute parce qu'il était né du mauvais côté. Il était abid, et même si l'esclavagisme avait disparu pendant des décennies, la condition d'abid, elle, n'avait pas disparu. I1 devait payer car il était né dinka. . . Alors, il s'évertuait à chasser le mal de son corps, de son esprit, de son âme. Oui, il devait tout abandonner, tout laver comme sa chemise puante dans l'eau de la mare, il devait enlever une à une toutes ces scories de la basse condition humaine pour devenir un autre homme, malgré sa naissance, la couleur de sa peau.

II subit la circoncision, a vif.

II prit un prénom musulman, Ibrahim, et son petit frère Deng devint Anouar.

II goûtait a une sensation étrange. Le soir, il cherchait à retrouver une nouvelle carapace, ses racines, et le jour, il s'évertuait a les oublier. Bon le jour, mauvais la nuit, ou l'inverse... II ne savait pas pourquoi mais ce jeu était essentiel pour se protéger, pour survivre. Oui, il montrerait au maître Mohamed Abakar qu'il était un bon esclave et qu'un jour il pourrait mériter l'affranchissement, comme certains Dinkas que l'on voit a Khartoum ou dans d'autres villes du Nord, comme ces Noirs qui se sont mélangés et se sont mariés a des femmes arabes. Le sang de l'esclave se perdait ainsi en de multiples méandres, comme un bras du Nil perdu dans les marécages du Sud. Sa mère comprendrait, Dieu comprendrait... Dieu, justement, il cherchait a 1'oublier, comme il effaçait de sa mémoire diurne le souvenir des messes le dimanche a l'église, cette paillote si fragile qu'un petit vent aurait suffi a décoiffer, avec un prêtre aux côtes efflanquées qui cherchait dans sa besace des miettes de galette en guise d'hosties. II oublierait aussi les chants religieux, ceux que l'on fredonnait sur le chemin de l'école, les cantiques qui donnaient du coeur a l'ouvrage lorsqu' il fallait bêcher dans les champs a la carapace dure comme le roc.

Un jour, Mohamed Abakar lui dit:

" A partir d'auJourd'hui, vous ne travaillerez que le matin. Vous irez a la khalwa pour devenir de bons musulmans. "

Aluk et son frère reprirent espoir. Depuis des mois, ils entendaient parler de l'école coranique. Mais Aluk pressentit cette fois-ci qu'on allait lui demander de vendre un peu plus son âme. II n'eut pas le choix et dut s'asseoir sur les bancs, calot sur la tête, tous les après midi, avant de repartir travailler a la ferme et dans l'échoppe du propriétaire. Le maître de l'école les fouetta plus souvent qu'à son tour. II surveillait chacun de leurs gestes, les forçait a apprendre les sourates du Coran et a suivre tous les préceptes de l'islam, les ablutions, les cinq prières quotidiennes sur un petit tapis orienté vers La Mecque. L'Orient devint le point cardinal de leur détresse. Au midi, lorsque le soleil était haut, Aluk regardait en direction du sud. " Un jour, se promit-il, je partirai avec Deng, Je franchirai cette maudite frontière et je rejoindrai mes frères au Pays des Gazelles. " Mais quelquefois, il perdait pied. II se sentait transforme, il n'était plus tout a fait abid.

" C'est bien, tu fais des progrès ", disait le maître du khalwa en levant son fouet.

Oui, Ibrahim-Aluk progressait a grands pas Bientôt, il connaîtrait une bonne partie du Coran par cœur, a force de recevoir des coups de trique. Bientôt, i1 oublierait la langue dinka et les souvenirs du village.

Tout oublier, mais ne plus recevoir de coups...

DES SIECLES DE SERVITUDE

Un vent frais soufflait sur la plaine et les forets. La mère d'Aluk caressait ses cheveux.

" Parle, mon petit, parle, cela te fait tellement de bien. "

Et Aluk parlait, il racontait toute son histoire, il avait brusquement retrouve l'usage de la parole et voulait imiter le défunt grand-père sous le grand arbre du village, avant la captivité, avant l'autre vie. Je remarquai que ses jambes portaient de profondes plaies, encore purulentes.

" Ca, ce sont les chaînes. "

Un matin de septembre, I'une des vaches qu'il gardait s'échappa du troupeau. Aluk se mit a trembler. II la chercha partout, dans le bols, près du puits, auprès des autres troupeaux. Cette vache, il l'aurait reconnue entre mille tellement il connaissait le goût du fouet a la moindre bévue. Non, elle n'est pas partie, ce n'est pas possible, je vais la retrouver... II écume la savane pendant que son petit frère gardait les autres bêtes. mais a la tombée de la nuit, il se rendit a l'évidence : il devait rentrer piteux a la ferme. Le crépuscule fut douloureux.

" Comment, chien, tu as osé laisser partir une de mes bêtes - " éructa le maître, qui déjà levait sa cravache.

Aluk clama son innocence mais il fut rossé, et Deng aussi. Puis tous deux furent enchaînés.

" D'autres que vous garderont mes bêtes ! "

Pendant plusieurs jours, les deux frères durent sauter a pieds joints pour nettoyer la ferme et s'occuper du bétail. Les anneaux de fer leur rongeaient les jambes. Deng regarda les vaches et les chèvres puis ferma les yeux : ces bêtes, se dit-il, sont plus libres que nous. Oui, un jour il partirait, il s'évaderait, même s'il devait a nouveau connaître la morsure du fouet sur sa peau, les insultes, des nuits sans sommeil a pleurer et a murmurer le nom de sa mère, et les chaînes, fut-ce pour l'éternité.

II se rendit au puits avec les fers que son maître avait desserrés. Ce fut l'humiliation suprême, les gens de la ville le regardaient, les autres esclaves aussi. II était désormais moins qu'un esclave, un sous-abid, un pana d'entre les parias. Cela faisait déjà quatre ans qu'il subissait cette condition inhumaine. Est-ce ainsi que les hommes vivent- Est-ce ainsi que les riches, les forts, les puissants, traitent les autres hommes et les enfants -

Quelques jours plus tard, il entendit parler près du puits d'un négociant d'esclaves qui rachetait les enchaînés de Babanussa. II s'appelait Ahmed Bachlr et avait déjà contacté d'autres propriétaires d'esclaves. II finit par se présenter au domicile de Mohamed Abakar et lui proposa de racheter les deux frères afin de les ramener chez eux. Pendant plusieurs jours, le maître refusa. Puis il finit par se laisser convaincre pour un prix inconnu.

" Qu'ils partent, entend Aluk, de toute façon le ne peux rien en tirer! "

Alors le marchand arabe revint et emmena les enfants. Aluk et Deng le suivirent comme on suit un sauveur, et ils ne savaient comment le remercier. Ils avaient a peine la force de marcher. De temps a autre, Aluk se retournait. Oui, il fuyait, mais il laissait a Babanussa, dans la maison de Mohamed Abakar, a quelques centaines de mètres du poste de police et a 875 kilomètres de Khartoum, une part de son âme. Quatre ans déjà...

Le négociant leur donna à manger et à boire.

" Maintenant il va falloir éviter les miliciens. Nous marcherons de nuit, nous éviterons les postes de police et les guérites sur le chemin. II ne faudra pas se plaindre, il ne faudra pas faire de bruit. "

Dans les champs les deux frères rejoignirent alors un groupe d'enfants, une colonne interminable qui attendait d'autres enfants encore avant de lever le camp Ils se cachaient le jour afin d'éviter les murahilin. Le négociant devint leur nouveau maître, après tout, c'était lui qui les avait rachetés. Ahmed Bachir s'avérait moins cruel que les autres maîtres, il ne donnait pas de coups de fouet, il n'élevait pas la voix, il ne s'énervait jamais. Peu a peu, pendant ces longs jours de marche, Aluk retrouva ses instincts de Dinka, il se rappela les fêtes et les jours de joie, les jours de peine aussi.

Ce maître était magique.

II permettait le souvenir.

Maintenant, Aluk commençait a comprendre ce que c'était que retrouver la terre des ancêtres. II observait les arbres, la case de la tante, I'auvent et les pilotis qui protégeaient les grains de la pluie. Le ciel s'obscurcissait, les nuages devenaient menaçants. Parfois, il demeurait silencieux et il regardait les nuages.

" Dis, maman, est-ce que les nuages sont libres -

- Oui, ils sont libres, comme toi tu es libre. N'aie pas peur, tu ne seras plus jamais un abid, crois-moi, c'est fini tout ça, pour toi et pour Deng. "

Elle leur caressa longuement les cheveux, et Aluk esquissa un sourire, timidement, comme si le bonheur lui était encore interdit. II se massait les jambes, en évitant les plaies purulentes, celles laissées par les chaînes, les dernières marques de sa condition d'abid.

A Malual Kon, John Eibner sirotait son the froid. II repartirait bientôt, et il reviendrait au Sud-Soudan, encore et encore.

" Well, j'ai bien peur que tout cela ne s'arrête pas de sitôt. C'est la guerre menée par Khartoum qui veut ça, ils veulent des esclaves, beaucoup d'esclaves. "

L'ancien ministre Bona Malwal avait replié bagages pour rentrer sur Londres. Lui aussi demeurait perplexe. Quelques semaines plus tard, l'ONU, a la suite du reportage et du documentaire, décida de lancer deux missions d'enquête sur le terrain. Pour la première fois, le Soudan reconnut l'existence de l'esclavage sur son territoire. Et Khartoum demanda a l'Unicef d'effectuer sa propre investigation a propos de l'esclavage. Dans le Sud, la traite des Noirs continuait de plus belle.

Au fin fond de la savane, des cohortes d'esclaves recouvraient peu a peu leur liberté. Ils se débarrassaient de leurs chaînes, apprenaient a nouveau les gestes de la tribu, les rites du clan. Avec Ayaga Deng, je remontais encore la piste et découvrais d'autres captifs, d'autres drames.

II y avait NyaJok Akol, une fille de vingt et un ans, qui débarquait au bout du sentier de la honte sans nouvelle aucune de sa famille. Pendant quatre mols de captivité, elle fut l'une des trente concubines du fermier Mohamad Issa, dans la ville d'Abitek. Avant l'attaque de son village par les murahilin, elle vivait heureuse du produit frugal de ses terres. Elle n'a pas eu le temps de cacher son enfant de trois ans et demi, capture lui aussi. Elle a pris la route du Nord enchaînée et elle n'a jamais revu son fils, porté disparu, ni ses parents. Le maître la violait sans cesse puis l'enfermait dans la cuisine avec six autres esclaves. Elle ne mangeait qu'une fois par jour, a midi, les restes des plats.

Comment pardonner a ces hommes qui l'avaient enchaînée, comment pardonner a ces badauds dans la rue qui ne la regardaient même pas, comme si la servitude représentait une condition naturelle- Oui, c'était cela sans doute le plus dur à supporter, cette indifférence des gens du Nord pour les abid. Maintenant elle errait comme une ombre damnée sur la piste, les yeux hagards.

II y avait auss1 le petit Lual Garang, borgne, douze ans, dont deux de captivité, libéré le mercredi 28 octobre 1998, captif dans la ville d'Adila, il dormait avec le bétail, était dévoré par les moustiques et portait des chaînes du matin au soir. II avait deux maîtres, " l'un bon, l'autre mauvais ". Il avait pris un nouveau nom, Mohamad Abdallah. Un jour, le mauvais maître s'est énerve contre lui et l'a battu a coups de bâton, jusqu'au sang. Lual est tombe inanimé. Quand il a essaye de rouvrir les yeux, il s'aperçut qu'il ne voyait plus très bien. Depuis, il a une grande tache blanche dans l'œil gauche.

Sous l'auvent de la case sur pilotis de tante Achok, Aluk continue a se frotter les chevilles tandis que sa mère Abuk, dont les larmes n'arrivent pas a couler, lui caresse les cheveux. La-bas, au-delà du village, les racheteurs d'esclaves s'apprêtent a replier bagages et Anur bientôt reprendra la longue piste du Nord, plus riche que jamais, à la recherche d'autres captifs pour le compte des familles, une piste ou se mélangent les affameurs et les négriers, une piste que l'on croyait effacée a jamais de l'atlas de cette fin de siècle. Dans la savane, I'enfant borgne marche vers la vie, vers le village des hommes debout, tandis qu'Aluk n'en revient pas de sortir de ce long cauchemar, de sa condition d'abid, d'éternel bois d'ébène, comme jadis, dans les récits du grand-père lorsque le soir tombait.

L'orage soudain balaie d'un coup les grains sur l'auvent. Les enfants d'Aluk ont brise leurs chaînes et Aluk tente toujours de gommer de sa mémoire les longues plaintes d'hier, la souffrance d'avoir été un abid quatre ans durant. Mais les chemins de la traite des Noirs, eux, ne s'effacent pas, malgré l'orage et l'affranchissement. Des cohortes d'hommes aux mains liées empruntent encore ces sentiers de la honte, comme si devaient se renouveler pour l'éternité des siècles et des siècles de servitude.

 

Repères chronologiques

IIe millénaire avant J.-C. Source d'esclaves et d'ébène pour les pharaons, le pays de Kouch, futur Soudan, devient colonie de l'Egypte et lui fournit des esclaves.

750 avant J.-C. Le pays de Kouch conquiert l'Egypte.

Ve siècle avant J.-C. L'empire nubien connaît une brillante civilisation, notamment avec le royaume de Méroé.

350 après J.-C. Destruction de Meroe par les Abyssins.

Ve siècle après J.-C. La Nubie, ancien pays de Kouch, est divisée en trois royaumes.

545-1490. La Nubie connaît mille ans de royaumes chrétiens. En 1490, les Arabes s'emparent de la ville d'Amoa et tuent son roi chrétien.

1504-1821. Les tribus venues du sud combattent et repoussent les Arabes. Les vainqueurs se déclarent musulmans et proclament un sultanat a Sennar qui durera trois siècles. Début de l'islamisation du Sud.

Début du XVe siècle. LesJallaba, marchands musulmans venus de la vallée du Nil, effectuent des incursions au Sud-Soudan, notamment dans le Bahr el-Ghazal, qu1 devient une source d'approvisionnement pour les trafiquants d'esclaves.

1820. Les soldats du nouveau vice-ro1 d'Egypte Muhammad Ali, vassal de l'Empire ottoman, tentent de conquérir le Soudan. Les troupes sont commandées par son fils, Ismail Pacha.

1821. La ville de Sennar tombe aux mains des Egyptiens, ainsi que la région du Kordofan.

1824-1825. Khartoum est fonde par le gouverneur de Sennar.

1837. Les razzias d'esclaves entreprises par l'armée sont prohibées.

1838. Le vice-ro1 d'Egypte en visite au Soudan interdit les raids esclavagistes. La traite des Noirs cependant continue.

Milieu du XIXe siècle. Des marchands étrangers encouragent les tribus hostiles a lancer des raids les unes contre les autres afin de vendre leurs butins, y compris l'ivoire et les esclaves. Dans l'administration, I'usage de l'arabe remplace le turc.

1861. A la tête de 200 cavaliers, Muhammad Khair, négociant du Nord, s'empare d'une province du Sud.

1863. Les deux explorateurs Speke et Grant découvrent les sources du Nil.

1864. Les autorités soudanaises tentent d'endiguer le trafic d'esclaves. Une police des rivières est constituée; 3500 esclaves sont libérés mais les trafiquants s'enfuient ou parviennent a corrompre les forces de l'ordre.

1863-1879. Le vice-roi d'Egypte Ismaël, qui devient ensuite khedive, relance les opérations militaires sur le Soudan.

1869-1873. Le Britannique Baker s'approprie les régions du Sud. Il est charge notamment d'entraver la source de la traite des Noirs.

1873. Zubayr Pacha, grand trafiquant d'esclaves, devient gouverneur du Bahr el-Ghazal.

1876. Le Britannique Gordon Pacha, gouverneur général du Soudan, entreprend de lutter contre les négriers.

1883. Les mahdistes, partisans d'Al Mahdi qui a déclare le Jihad, la guerre sainte, s'emparent de la province du Kordofan et poursuivent la reconquête du Soudan, entamée un an plus tôt.

Janvier 1885. Apres un siége de neuf mois, les mahdistes s'emparent de Khartoum. Mort de Gordon Pacha.

Juin 1885. Mort d'Al Mabdl.

1896-1898. Les troupes anglo-égyptiennes, sous le commandement de Lord Kitchener, repartent a la conquête du Soudan. L'esclavage est pratiquement éradiqué. Un département de répression de l'esclavage est mis sur pied par l'administration anglo-égyptienne.

1898. Les Français et les Britanniques s'affrontent a Fachoda.

1899. Création du condominium anglo-égyptien sur le Soudan.

1916. Le sultanat indépendant du Darfour, région ou perdure le trafic d'esclaves, est aboli.

1940. Les Italiens lancent une offensive sur la Somalie et le Soudan.

1941. Les forces italiennes capitulent.

1955. Le Soudan est indépendant. Le Parlement soudanais adopte une constitution provisoire.

1959. Trois tentatives de coup d'Etat.

1962-1963. Les missions étrangères sont interdites. La guérilla du Sud se développe avec la rebellions anyanya (1963-1972).

1964. Emeutes a Khartoum.

1969. Le général al-Nimeiri s'empare du pouvoir par un coup d'Etat. Il est renverse par les procommunistes en 1971 puis revient au pouvoir a la suite d'un contre-coup d'Etat.

1972. Les sudistes obtiennent l'autonomie des provinces méridionales lors de pourparlers a Addis Abeba.

1983. Instauration de la charia; la guerre civile s'étend a tout le Sud. John Garang crée le mouvement de guérilla S.P.L.M. (Sudan People's Liberation Movement) et sa branche armée, le S.P.L.A.

1986. Sadiq al-Mahdi, chef du parti umma, devient Premier ministre. Les miliciens reprennent les raids esclavagistes d'antan.

1988. La famine fait des milliers de victimes.

Juin 1989. A la suite d'un coup d'Etat conduit par

le général Omar Hassan el-Bachir, les islamistes, guides par Hassan al-Tourabl, ancien ministre de la Justice et membre de la confrérie des Frères musulmans, s'emparent du pouvoir. Les raids esclavagistes s'accentuent.

Avril 1996. Hassan al-Tourabi devient président du Parlement.