LA LETTRE que nous publions ci-dessous a été rédigée par un soldat russe du « camp de filtration » de Tchernokozovo. Ecrite avec une grande spontanéité, dans un style populaire et souvent décousu, sur une double page d'écolier, elle a été remise au Monde, mercredi 9 février, par un intermédiaire à Nazran (Ingouchie). Dans une maison visitée par pur hasard, nous avons rencontré une femme tchétchène, arrivée trois jours plus tôt avec ce message dont elle ne savait que faire. Il lui fut remis, dit-elle, par un cousin qui avait su gagner la confiance du militaire « dissident ». Les occasions de fraternisations individuelles ne manquent pas entre Russes et Tchétchènes, que ce soit dans les caves de Grozny ou en territoire « libéré », comme disent les « fédéraux » (soldats russes) des régions qu'ils occupent. Le camp de Tchernokozovo se trouve dans l'une ces régions, à l'est de Naour, au nord du fleuve Terek. Selon ce soldat, l'erreur des Tchétchènes « normaux » qui peuplent le camp de Tchernokoz ovo où il est en service, c'est-à-dire les non-combattants, a été de ne pas avoir rejoint les rangs des boeviki (combattants). Il ajoute aussitôt, contradictoirement, que ces derniers ne lui sont pas du tout sympathiques : les sept malheureux détenus soupçonnés d'en être n'ont que ce qu'ils méritent, affirme-t-il sans s'étendre.
« Je ne sais pas qui lira cette lettre, mais j'aimerais qu'elle puisse aider d'une manière ou d'une autre ces gens dont on dit qu'ils sont soi-disant des « boeviki » [des combattants]. Moi-même, je suis ici pour être sûr de toucher mes indemnités journalières. Mais j'ai décidé de vous informer car je pense que le fait de savoir ce qui se passe et ne rien faire du tout, c'est vraiment criminel.
Ici, ce que nous faisons à ces gens, je dis « nous » parce que je fais partie des bourreaux, même si je suis un simple soldat, et tout ce que je peux faire pour les aider, c'est écrire. Avant de venir ici, on m'avait toujours dit qu'ils sont tous des ennemis et des criminels, mais en fait, ce sont des gens normaux. Ils se retrouvent ici pour les raisons suivantes :
1 - passeport non ré-enregistré
2 - absence de passeport, or ici, on ne délivre pas de passeports depuis 1996, les gars de 17, 18 ou 19 ans ne peuvent donc pas en avoir
3 - passeport enregistré dans un autre village, si un gars est arrêté pendant une visite dans un village voisin
4 - violation du couvre-feu, si un gars est par exemple sorti de chez lui pour fumer après 18 heures
5 - découverte dans une maison d'une tente militaire, d'un ceinturon, etc. On dit alors qu'est-ce que c'est, d'où ça vient, quand ?
Ici, ils sont littéralement massacrés. Il faut entendre leurs cris, ces cris d'hommes forts à qui l'on casse tout ce qu'on peut casser. Certains se font sodomiser, ou bien on les oblige à le faire entre eux. S'il y a un enfer, il est ici. A mon avis, leur faute, c'est qu'ils ne sont pas partis se battre contre nous. Eh oui, il y avait ici, pendant quelques jours, ce journaliste, ce Babitski. On n'a pas été jusqu'à le sodomiser, mais il a été vraiment cogné et humilié, ses lunettes volaient, le pauvre.
On les amène ici chaque jour en grand nombre. Il y a jusqu'à 700 personnes. Mais des hommes soupçonnés d'être des « boeviki » [combattants] ne sont que sept. Ils sont déjà des demi-cadavres. C'est ce qu'ils méritent, je ne les plains pas. Deux ont déjà été zigouillés.
J'ai du mal à décrire ces façons exotiques de casser l'être humain, de transformer l'homme en animal. Je termine cette lettre, mais j'aimerais, s'il y a dans ce monde une force capable de faire quelque chose, aidez ces gens.
Je suis déçu par mon gouvernement. C'est du mensonge, de la tricherie, de l'hypocrisie. Bon, je termine. Je ne sais pas bien écrire, après tout.
Je ne donne pas mon nom, pour des raisons évidentes.
Le 3/02/2000
Localité de Naur [nord de la Tchétchénie]
Tchernokozovo
ITK [soit ispravitelnaïa troudovaïa kolonna : camp de rééducation par le travail] »
Le Monde daté du vendredi 11 février 2000