Jacky Mamou, président de Médecins du monde

« Nous demandons le libre accès des ONG à Grozny et la fermeture immédiate des camps de filtration »

Marie Jégo

Mis à jour le mercredi 23 février 2000

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« Que sait-on aujourd'hui de ce qui se passe à l'intérieur de la Tchétchénie ?

- Selon nos évaluations, il y a en Tchétchénie des dizaines de milliers de personnes déplacées [entre 120 000 et 150 000 selon le rapport] qui n'ont accès ni à l'alimentation, ni à l'eau, ni aux soins. Beaucoup, par peur des représailles, errent en dehors des agglomérations. Sont particulièrement vulnérables les populations du sud de la république. Mais ce qui nous inquiète, c'est que l'Ingouchie n'a reçu que peu de blessés lourds ”post-bombardements“. En quatre mois, l'hôpital de Nazran n'a vu passer que 251 blessés. Cela signifie qu'on ne les a pas laissé passer ou bien qu'ils n'ont pas été évacués et sont morts sur place.

- Combien y a-t-il à l'heure actuelle de réfugiés en Ingouchie ?

- Environ 250 000 personnes. Les trois quarts vivent chez l'habitant, les autres sont installées dans des camps de toile (entre 19 et 25 personnes par tente) ou dans des compartiments de train. Les conditions d'hygiène et d'alimentation sont plus que précaires et les structures sanitaires de cette petite république voisine de la Tchétchénie [l'Ingouchie compte 350 000 habitants] ne sont pas adaptées. Cette population est d'autant plus vulnérable qu'elle s'alimente mal. Plus d'un tiers des enfants réfugiés sont en situation de malnutrition.

- Comment l'aide est-elle gérée ?

- C'est la partie russe qui décide s'il y a urgence ou pas. C'est elle qui, par le biais du ministère des situations d'urgence, gère tout l'aspect humanitaire. Or ce ministère est à la fois protagoniste de la guerre et de l'action humanitaire. L'action de l'OTAN au Kosovo a fait des émules. Une fois encore, on tend à confondre le vecteur militaire et l'humanitaire. En fait, les ONG onusiennes n'ont aucune maîtrise du processus sur le terrain.

- Diriez-vous qu'il y a un déni d'aide humanitaire aux populations touchées par le conflit en Tchétchénie ?

- Nous sommes, en tout cas, scandalisés que la Russie, Etat signataire et donc garant des conventions de Genève et de leurs protocoles, des conventions sur la protection des populations civiles, sur la sauvegarde des droits de l'homme, de surcroît membre du Conseil de l'Europe, se livre à des violations flagrantes et répétées [de ces conventions]. Tout ceci n'entraîne que peu ou pas de réactions de la communauté internationale, en particulier des Nations unies. Pourtant, d'après les conventions de Genève, par exemple, la population et les structures civiles ne peuvent être la cible d'attaques. Or que voit-on aujourd'hui en Tchétchénie ? Toutes les structures hospitalières ont été détruites par les bombardements. Et que dire de la protection des blessés ou du personnel sanitaire ?

- Peut-on parler de crimes de guerre ?

- Nous sommes dans une situation où il y a crime de guerre, voire crime contre l'humanité. Or Moscou est également signataire de conventions sur l'imprescriptibilité de ceux-ci. Dernièrement , les Russes ont reconnu des ”bavures“. En nommant Vladimir Kalamanov [représentant pour les droits de l'homme en Tchétchénie], ils reconnaissent l'ampleur des dégâts. Prenons le cas de Grozny, dont on nous annonce qu'elle sera fermée jusqu'au 1er avril. Il y aurait encore dans cette ville 40 000 personnes parmi lesquelles de nombreux blessés. Il y a urgence. Aussi, nous demandons le libre accès des organisations humanitaires à la Tchétchénie et à Grozny en particulier. De la même façon, nous réclamons la fermeture immédiate des camps de filtration où les personnes détenues sont soumises à des traitements dégradants et où des exécutions extrajudiciaires se produisent.

- Que pensez-vous de l'attitude de la communauté internationale à l'égard de la Russie ?

- On ne peut qu'être frappé par la timidité des réactions occidentales. Les Occidentaux se disent ”inquiets“ et ”préoccupés“ mais, en langage diplomatique, cela signifie : ”Vous pouvez continuer mais mettez-y plus de décence.“ Il n'y a eu aucune condamnation formelle du Conseil de l'Europe. Le Club de Londres - entre autres les banques françaises BNP et Crédit lyonnais - a allégé la dette russe et le Club de Paris va peut-être bien faire la même chose. Or, si l'on se remémore les grands principes de la guerre humanitaire au Kosovo, on ne peut s'empêcher de penser que tout ceci est à géométrie et à géographie variables.

- Que reprochez-vous à l'ONU ?

- L'ONU fonctionne de façon ubuesque : la Russie, membre du Conseil de sécurité, viole les droits de l'homme les plus élémentaires sans que les autres nations puissent réagir. Or, ces dernières années, nous avons un vrai problème de protection des populations civiles dans les conflits : tel qu'il fonctionne, le système onusien ne permet pas d'y répondre. Pour notre part, nous souhaiterions la nomination d'une commission d'experts indépendants des Etats et des belligérants afin que puissent être - au moins - évalués les besoins des populations civiles. Nous voudrions proposer des mesures concrètes, des postes d'assistance aux civils, mais il n'y a aucune volonté politique et toute mesure tendant à gêner le gouvernement russe est écartée. »

Propos recueillis par Marie Jégo

Le Monde daté du jeudi 24 février 2000