Tchétchénie : la torture quotidienne dans les
« camps de filtration »

L'existence de ces camps est confirmée par de nombreux témoignages indirects. Les militaires y battent et mutilent les « terroristes » tchétchènes prisonniers, qui sont, pour la plupart, des civils raflés. Certains, morts ou vivants, sont revendus par leurs geôliers aux familles

Sophie Shihab

Mis à jour le jeudi 10 février 2000

REPORTAGE On entend des plaintes comme un bruit de fond, et souvent des cris terribles

NAZRAN (Ingouchie) de notre envoyée spéciale

« Nous n'avons toujours pas de témoignages directs sur des camps de filtration, mais c'est peu étonnant », assure Alexandre Petrov, qui interroge depuis trois mois, pour l'organisation humanitaire Human Rights Watch, les Tchétchènes qui se sont réfugiés en Ingouchie quand la frontière leur était entrouverte. Car le doute n'est plus permis : non seulement ces filtratsionye lageri existent, mais le fait qu'aucune personne à en être sortie récemment n'accepte d'en parler témoigne seulement de la force de la terreur qu'ils inspirent, explique-t-il.

Déjà durant la guerre de 1994-1996, c'est dans de tels camps que des milliers de Tchétchènes ont disparu ou sont devenus invalides. « En 1995 et 1996, plus de 400 jeunes de mon village, Samachki, passés par les camps en sont ressortis vivants. Quand la guerre a recommencé en septembre, ce sont avant tout ceux-là qui ont rejoint les combattants, par peur de se faire reprendre s'ils restaient chez eux à ne rien faire », dit un membre tchétchène de Mémorial, organisation russe de défense des droits de l'homme. Le choix de ces jeunes était judicieux, si l'on en croit le soldat anonyme dont la lettre a été remise au Monde .

Depuis deux semaines, des témoignages, indirects et provenant des victimes, commencent à sortir sur le camp de Tchernokozovo décrit par ce soldat. Une soixantaine de femmes, venues surtout du district voisin de Kalininskaïa, ont osé se rendre ensemble à Tchernokozovo, le 26 janvier, pour réclamer des nouvelles de leurs fils, frères ou parents. Trois d'entre elles, rencontrées à Nazran, ont expliqué qu'elles furent empêchées par des véhicules blindés d'aller au centre de la localité troubler le chef de la « kommendatura », l'autorité militaire suprême, installée là comme dans chacune des « zones libérées ». Mais elles purent approcher du camp, et une infirmière, Liza, en fut libérée juste à ce moment-là. Elle avait été arrêtée deux semaines plus tôt avec un groupe de blessés, dont son frère, qu'elle évacuait de Grozny en bus, avec une autre infirmière. Au poste de contrôle, tout blessé étant soupçonné d'avoir été boievik (« combattant »), ils ont été envoyés au camp. Les sept plus jeunes ont été sévèrement battus. En sortant, quinze jours plus tard, Liza a dit ne rien savoir de leur sort, ni pourquoi elle seule a été relâchée. Mais la surpopulation, aurait-elle assuré, fait que les détenus, installés à même le sol en béton par un froid intense, sont moins frappés qu'au début, quand chacun, homme et femme, était « traité » la nuit par des matons saouls.

« TROP VU ET TROP ENTENDU »

Les femmes de Kalininskaïa n'ont donc reçu aucune nouvelle des détenus de leur région, tels Zoura Bitieva, coupable d'avoir participé à une « marche de la paix » en 1996, arrêtée avec son fils malade, Idriss, ou Nikolaï Salamatine, un jeune Russe accusé d'avoir « surveillé les hélicoptères pour informer les boieviki ». Elles ont su par contre que Nourdi Eldarov, chef de la police du district de Naour depuis 1995, nommé là pourtant par l'administration pro-russe de l'époque, est mort sous les coups, les mains et la colonne vertébrale cassées. Parce que ses parents ont pu racheter son corps.

Fatima, une des femmes qui s'est rendue sur place, raconte : « A une quinzaine de mètres d'une des enceintes du camp, il y a un marché. Les mères et les soeurs des détenus travaillent pour pouvoir rester sur place. Or on entend de là des plaintes comme un bruit de fond, et souvent des cris terribles. Les soldats disent aux femmes: ”Ecoutez donc vos loups hurler.“ Elles ne comprennent pas pourquoi aucun journaliste étranger n'est jamais venu à Tchernokozovo. Je leur dis qu'ils n'ont pas le droit d'entrer, même en Tchétchénie. Et Babitski, qui l'a fait, s'est retrouvé à l'intérieur du camp. C'est peut-être pour ça qu'on ne le laisse plus partir, il pourrait en avoir trop vu et entendu. »

Pendant qu'elle parle, la télévision dans la chambre montre, sur la chaîne privée NTV, une des seules émissions russes diffusées presque en direct. Les généraux Kazantsev (pour l'armée) et Goloubev (pour les forces du ministère de l'intérieur), qui dirigent l' « opération antiterroriste » menée en Tchétchénie (le mot guerre est récusé, aucun état d'urgence n'est en vigueur), répondent, debout dans la neige à Mozdok, aux questions d'invités. « Quels critères permettent de distinguer un civil d'un combattant ? » « On les reconnaît aux doigts et aux bleus que donne l'usage des armes », dit l'un. « Le critère principal aux postes de contrôle, c'est l'odeur et l'aspect, on reconnaît tout de suite qui est un boievik, qui est un indic, c'est notre travail spécial », dit l'autre.

Le « problème » de la surpopulation des camps, c'est-à-dire le manque de bras et d'espace pour cogner, serait en voie de solution : d'autres camps, notamment à Chali et près de Tolstoï-Iourt, sont en construction. Alors que l'ancien, celui de Mozdok, près de la grande base militaire en Ossétie voisine, n'est pas oublié pour autant. « Le 6 février, il comptait 2 680 détenus, installés non pas dans l'ancien camp de filtration, mais dans un grand trou creusé près du cimetière », affirme Mate Tsikhesachvili, un représentant du gouvernement tchétchène présent à Nazran. Les généraux prévoient de construire un vrai camp pour dégager les caves des kommendatura - dans chacune des « zones » d'occupation militaire de la Tchétchénie. Elles sont conçues pour être largement autonomes afin de faciliter le contrôle sur la population, interdite de déplacement d'une zone à l'autre sans autorisation spéciale (et la corruption, au plus grand profit de « roitelets » indépendants).

« C'était comme ça au Kazakhstan, pendant notre déportation » [sous Staline], relève Magomed, recroquevillé dans le wagon de train qui depuis trois mois, en Ingouchie, lui sert de maison ainsi qu'à sa femme et à ses trois enfants. Lui n'a « pas trop » souffert durant ses vingt-quatre heures passées dans une cave, mais, parmi ses trois codétenus, l'un fut amené cette nuit-là ensanglanté, les muscles des bras et des pieds profondément tailladés, l'autre avait subi ailleurs des tortures à l'électricité, plongé dans l'eau. Magomed ne veut pas donner son nom de famille car on lui a dit, en le relâchant : « Si tu racontes quoi que ce soit, on saura te retrouver.  »

« L'ÂME CASSÉE »

Il sait aussi que la pratique de l' opouskanie, mot connu de tous et venu tout droit du goulag pour désigner la sodomisation imposée par les matons, est devenue systématique dans les moeurs des camps de filtration tchétchènes, alors qu'elle n'était qu'occasionnelle lors du conflit précédent. Il a entendu que les soldats donnent à chaque détenu un nom de femme et les convoquent ainsi à tour de rôle, et qu'ils sont capables de tuer sur place celui qui ne répond pas immédiatement. Magomed pense que c'est le résultat d'un plan machiavélique élaboré par ceux qui préparaient, depuis trois ans, la guerre de revanche contre les Tchétchènes. « Ils savent qu'on peut supporter les bombes, les tirs, la mort, mais ça, cette affaire terrible, on en sort l'âme cassée », dit-il.

L'ancien dissident Andreï Mironov n'en est pas totalement convaincu : « En octobre, de grands contingents de la Gouin [direction principale des peines de redressement] ont été envoyés de Sibérie en Tchétchénie. Or ces gens-là, matons et militaires des camps, ne savent pas faire autre chose, alors que le Kremlin pense que sa seule petite chance de soumettre les Tchétchènes est de pratiquer contre eux à nouveau une répression stalinienne. »

  Sophie Shihab


Rachat et échange d'« otages »

La pratique du rachat des détenus, vivants ou morts, éventuellement assorti d'échange contre des Russes prisonniers des Tchétchènes, a été l'une des grandes raisons du « succès » des camps de filtration lors de la précédente guerre de Tchétchénie (1994-1996). Inaugurée par l'armée russe, elle fut à l'origine du développement des enlèvements par les Tchétchènes, dont le nombre n'a jamais égalé celui des « otages » tchétchènes pris, torturés et tués dans les camps russes. Concernant les prix pratiqués aujourd'hui dans le camp de filtration de Tchernokozovo, on parle de 5 000 à 13 000 roubles (de 1 000 à 2 600 francs). Adam Magamedov, un simple villageois de vingt-sept ans, a été racheté pour 8 000 roubles, avec les reins malades et des côtes cassées. Il ne veut raconter son calvaire à personne. Des sommes bien plus imposantes seraient exigées pour les détenus de familles riches. - (Corresp.)

Le Monde daté du vendredi 11 février 2000